Par Frederick Kaufman
08/03/2013
Source : http://blog.mondediplo.net
English Thirst for water on Wall Street
[2] NdT : Le périphérique de la capitale fédérale
[3] Lire Moya, E., « Water funds tempt investors with booming growth », The Guardian, 8 août 2010.
[4] Lire « A handbook for integrated water resources management in Basins » (PDF).
[5] Lire Keim, B., « Speculation Blamed for Global Food Price Weirdness », Wired Science, 6 mars 2012.
[6] Brookshire, D.S., Gupta, H.V. & Matthews, O.P. (eds) Politique de l’eau dans l’Etat du Nouveau Mexique (RFF Press Water Policy Series, 2011).
[7] Lire « Worst Floods in 70 Years May Prompt Thai Water Futures Trade », Anuchit Nguyen, Bloomberg, 14 décembre 2011.
[8] Ghosh, N. Commodity Vision 4, 8-18 (2010).
[9] NdT : Il semblerait que l’auteur vise les fameux « subprimes » qui ont jeté hors de leur maison des millions d’Américains.
08/03/2013
Source : http://blog.mondediplo.net
English Thirst for water on Wall Street
Les manœuvres en vue
d’un marché global de marchandisation de l’eau doivent être arrêtées. Un
tel marché pousserait à la hausse les prix de certains produits
alimentaires, bien au-delà des pics enregistrés au cours des cinq
dernières années, prévient Frederick Kaufman.
Au début de l’année dernière, j’ai publié un article dans Foreign Policy
expliquant comment Wall Street se fait de l’argent sur le dos de ceux
qui souffrent des affres de la faim. J’ai procédé à l’historique des
marchés financiers des produits alimentaires et relevé que les prix du
maïs, du soja, du riz et du blé ont battu des records à trois reprises
au cours des cinq dernières années [« How Goldman Sachs Created the Food Crisis », Foreign Policy,
27 avril 2011.]. J’ai scruté les impacts du changement climatique et
des biocarburants sur les marchés à terme des céréales et j’en ai déduit
que le système mondial des prix des produits alimentaires qui, jadis,
bénéficiait aux agriculteurs, aux boulangers et aux consommateurs a été
sapé par les dérivés financiers créés par les banques d’investissement.
Ces fonds de matières premières ont effectivement détruit la fonction traditionnelle de « découverte des prix » pour les échanges à terme du blé sur les places de Chicago, de Kansas City et de Minneapolis, et ont fait de ces marchés des machines à générer des profits pour les banques et les fonds d’investissement, tout en orientant à la hausse le prix de notre pain quotidien [1].
Bien que l’on ait promis une réglementation globale des dérivés financiers sur les aliments, les années passent et rien de concret n’a encore été réalisé. A Washington D.C., les abus sur les marchés de matières premières et d’autres trafics ont accouché de 30 000 pages de réglementations nouvelles : la loi dite « réforme de Wall Street de Dodd et Frank » et la loi de 2010 sur « la protection du consommateur ».
Comme on pouvait s’y attendre, la mise en œuvre de ces lois a été contestée devant les tribunaux et ainsi provisoirement suspendue. Même si ces textes s’appliquent au-delà de la Beltway [2], les échappatoires ne manquent pas pour les grosses banques. En conséquence, il est prudent de se dire que la ressource globale sera le prochain produit financier dérivé. Y a-t-il plus alarmant, plus grave que la catastrophe qui permettra de parier sur les aliments des humains ?
Certains environnementalistes pensent que mettre un prix sur l’eau douce serait le meilleur moyen pour sauver le capital hydrique de la planète. Plus cher elle coûtera, moins nous gaspillerons la ressource.
La financiarisation de précieuses ressources sous-tend une initiative internationale hébergée par le programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) et soutenue par l’Union Européenne, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Hollande, la Norvège, la Suède et le Japon : il s’agit de « The Economics of Ecosystems and Biodiversity » (TEEB).
Le TEEB vise à calculer jusqu’au dernier trillion de dollars, de rials ou de renminbi, la valeur des écosystèmes. Le mouvement PES « paiement pour les services environnementaux » (rendus par les écosystèmes) se réfère quant à lui à des choses comme l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons.
On compte, parmi les partisans de ce concept, la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Selon le rapport de 2010 du TEEB : « L’accent mis par la société moderne sur le marché des composants du bien-être et notre dépendance quasi totale vis-à-vis des prix du marché pour attribuer la valeur signifient que nous ne mesurons et ne gérons les valeurs économiques échangées qu’à travers les marchés. »
La faculté de Wall Street à tirer des profits de la bulle alimentaire, l’incapacité de Washington à réglementer les dérivés (financiers) globaux et la forte tendance à faire de la nature une marchandise, au moyen d’instruments du type TEEB et PES, ont convergé cet été vers un seul et unique foyer : la sécheresse qui s’est abattue sur les Etats Unis.
Une avalanche de prédictions sociales et environnementales sinistres a accompagné cette sécheresse : en 2035, trois milliards d’êtres humains seront affectés par le stress hydrique, le manque d’eau deviendra chronique, les incendies de forêt se déclareront partout, les moussons deviendront imprévisibles et la fonte des neiges décroîtra de manière drastique, étant donné le nombre d’hivers suffocants.
Or, dans le même temps, l’eau est devenue essentielle pour un spectre de plus en plus large d’industries, allant de la houille blanche à la fracturation hydraulique, de la brasserie à la fabrication des semi-conducteurs. La nappe phréatique est en train de s’effondrer en Asie aux dires des hydrologues. Les politologues voient moult querelles pointer à l’horizon au sujet de la propriété et de l’utilisation des cours d’eau de l’Himalaya et quiconque fore un puits dans le Nebraska sait que l’aquifère de l’Ogallala, dans le centre-ouest des Etats-Unis, est en train de baisser de manière inquiétante.
Les conséquences sont effroyables : destruction d’écosystèmes, extinction d’un nombre incalculable d’espèces, risques de conflits régionaux et internationaux, telles les fort redoutées « guerres de l’eau » du XXIe siècle. Que se passera-t-il quand l’Ethiopie érigera des barrages sur le Nil ? Ou quand le Yémen deviendra le premier pays dont l’eau aura été épuisée ? Une réponse courte s’impose : rien de bon.
Investir dans l’indice boursier « eau » est aujourd’hui recherché comme jamais. Il existe plus de cent indices [3] pour suivre et apprécier la valeur des titres et les actions des entreprises engagées dans le business de l’eau comme les services publics, l’assainissement et le dessalement. Nombreux sont ceux qui procurent de confortables dividendes (cf « Invest in Water ETFs »).
D’où la pression qu’exercent la Banque mondiale et le FMI, toujours à l’affût pour étendre les marchés boursiers pour leurs milliards de dollars de crédit et pour amener les pays à privatiser leurs ressources.
Ces dernières incluent les lacs, les cours d’eau, les retenues et réservoirs d’eau d’Argentine, de Bolivie, du Ghana, du Mexique, de Malaisie, du Nigéria et des Philippines (Lire, par exemple, « Water Privatization Conflicts »).
Quelle meilleure garantie de prospérité qu’une ruée de multinationales décidées à générer des revenus à partir de quelque chose qu’elles sont seules capables de gérer ? Ainsi, cet été, alors que les champs de maïs d’Ukraine et du Kansas flétrissaient, alors que la pénurie de bacon faisait les gros titres des journaux et à l’heure où les producteurs de lait nourrissaient leurs vaches avec des confiseries, un nouveau message pointait : la prochaine grande matière première dans le monde ne sera ni l’or, ni le blé, ni le pétrole.
Ce sera l’eau. L’eau exploitable et utilisable. Bien qu’amasser les actions et les intérêts dans les entreprises cotées soit une bonne chose, l’eau générera à coup sûr de juteux profits. Mais ne serait-il pas plus efficace de traduire l’eau en espèces sonnantes et trébuchantes ? Peut-être, complotent les arbitragistes et les spéculateurs, un marché de l’eau — comparable à celui de l’or ou des céréales —, un marché à terme qui assurerait la livraison ou la réception de volumes d’eau pour une date prochaine déterminée pourrait être envisagé. On y négocierait l’eau à terme comme du cash.
Sous certains aspects, l’eau est un candidat possible pour des contrats à terme sur le marché des matières premières. En premier lieu, elle satisfait aux conditions de fongibilité — l’eau pompée d’un lac, d’un cours d’eau ou d’un torrent est pratiquement la même que celle provenant d’un iceberg, d’un aquifère ou celle recueillie dans un baril d’eau de pluie.
Bientôt, elle satisfera aussi à la deuxième condition de marchandisation : elle devient de plus en plus… liquide, convertible en cash. Bien évidemment, l’eau est globale. La gestion des bassins versants est un sujet brûlant, tant pour la Volta que pour le fleuve Sénégal [4]. D’un point de vue monétaire, que le fleuve soit le Guadalquivir espagnol, le Rhône français, le Niger ou le Sacramento californien ne fait aucune différence.
Les prévisionnistes financiers réalisent que, à l’instar des matières premières traditionnellement négociées tels les métaux précieux, l’eau exploitable du futur sera si rare qu’il faudra l’extraire comme un minerai, la traiter, la conditionner, l’embouteiller et, plus important encore, la déplacer et la transporter à travers le monde. Ils savent pertinemment que la demande ne tarira point. L’idée maîtresse d’un marché à terme global de l’eau réside derrière ce concept .
Négocier des droits sur l’eau à partir de son portable est ainsi une réalité. A l’instar des matières premières qui pouvaient être, par le passé, vendues ou achetées à la Bourse de Chicago ou de Kansas City et qui sont, à l’heure actuelle, couramment manipulées par des docteurs en mathématiques pour des fonds d’investissement au Connecticut.
Si l’eau devenait un produit boursier, elle rejoindrait le brut Brent, le carburant d’aviation et l’huile de soja et pourrait être négociée n’importe où, n’importe quand et par n’importe qui.
Se faire de l’argent à partir du robinet signifie que l’eau douce peut se voir attribuer un prix, peu importe l’endroit où elle est négociée — un prix global qui peut faire l’objet d’arbitrages à travers les continents. Ceux qui vivent à Mumbaï ou dans le centre-ville de Manhattan et qui constatent une hausse de la valeur de l’eau dans l’économie mondiale spéculeront sur cet « actif » sous-évalué. Leurs investissements orienteront alors partout à la hausse le prix [5].
Une calamité affectant l’eau en Chine ou en Inde — l’inflation des prix de produits alimentaires, l’instabilité politique et la crise humanitaire qui en résulteront à coup sûr — se répercutera par une hausse des prix de Londres à Sydney. C’est ainsi que les banquiers engrangent des profits.
Les économistes ont déjà commencé à concevoir des marchés à terme globaux de l’eau munis de tous les attributs : stock-options, trocs, échanges… Les compagnies d’assurance contre les inondations achèteront certainement des actions afin d’atténuer le risque financier.
Chaque société commerciale qui travaille en zone inondable participera probablement à ce marché. De même, les agriculteurs désireux de se prémunir contre les dégâts causés par la sécheresse ou d’éventuelles inondations ne manqueront pas d’y prendre également part. Tout comme les pêcheurs et les exploitants de gaz de schiste. Quant aux spéculateurs, nous savons qui ils seront.
Actuellement, personne ne s’adonne à une quelconque activité sur le marché à terme de l’eau, mais ce dernier ne mettra pas longtemps pour affirmer son existence. Lorsque l’Etat du Texas a enregistré 10 milliards de dollars de pertes économiques du fait de la récente sécheresse, des universitaires se sont mis à échafauder des théories pour indexer l’eau du Rio Grande dans un marché à terme [6]. Après les inondations qui ont affecté la Thaïlande l’an dernier et qui se sont soldées par des pertes économiques s’élevant à 46 milliards de dollars, la Bourse thaïe (Thailand’s Securities and Exchange Commission) a étudié la possibilité de développer des dérivés financiers indexés sur les précipitations et les barrages [7]. Le fabricant de semi-conducteurs Intel pourrait être intéressé : la boue et les saletés auraient arrêté sa production de puces électroniques en Thaïlande, occasionnant des pertes économiques de l’ordre d’un milliard de dollars.
Un véritable commerce global dans le cadre d’un marché à terme de l’eau devra néanmoins attendre que les financiers s’accordent sur l’adoption universelle d’une mesure du stress hydrique. D’ici là, les marchés à terme de l’eau se manifesteront comme des phénomènes sporadiques traduisant des inquiétudes locales. Ainsi, par exemple, dans une Australie affectée par la sécheresse, sur le marché à terme de Sydney (Sydney Futures Exchange), tout est prêt pour accueillir des transactions sur l’eau. Il en va de même dans les districts de Medinipur et de Tumkur des Etats du Bengale-Occidental et du Karnataka en Inde. La mousson est en effet de plus en plus imprévisible : une bourse sud-asiatique d’un marché à terme de l’eau a été conçue pour être commercialisée à la Bourse de Delhi (Delhi Stock Exchange) [8].
Les transactions à terme engloberont aussi bien les cours d’eau les plus purs que les effluves à peine légaux des usines produisant des déchets solides. Les théoriciens suisses des matières premières ont commencé à mettre sur pied des marchés où se traiteront des transactions à terme de la ressource provenant des eaux usées. Pour ses auteurs, ce concept est un marché à terme éthique de l’eau (voir le site de Prana sustainable water).
A mon avis, il s’agit davantage d’une plateforme financière pour vendre de l’eau traitée au plus offrant. Dans tous les cas, les contrats à terme apparaîtront suite à l’estimation de la pénurie relative d’eau ou de son abondance. Cette estimation se fera sur la base d’un index des niveaux de l’eau derrière les barrages, les précipitations moyennes ou d’autres indicateurs et indices. Finalement, l’instrument financier aura la même structure de base que les index de fonds qui ont amené des niveaux de spéculation sans précédent sur le marché mondial des céréales et augmenté la volatilité, celle-là même que les transactions à terme devaient à l’origine museler.
Après tout, si l’industrie du gaz naturel peut payer plus pour l’eau que les producteurs de soja, alors elle pourra se l’accaparer. Les répercussions d’un marché à terme global de l’eau peuvent à peine être imaginées. Parier sur l’eau se fera clairement aux dépens des récoltes et augmentera les prix alimentaires mondiaux au-delà des pics enregistrés au cours des cinq dernières années.
La bonne nouvelle est que, contrairement aux tentatives avortées de réglementation des marchés dérivés des produits alimentaires, il est encore temps de faire quelque chose dans le cas de l’eau.
De nombreux exemples d’estimation de la valeur de l’eau en dehors du champ de la marchandisation pure existent. Un cas d’école en la matière : la gestion du bassin de la Ruhr en Allemagne. La ressource fluviale est gérée non par la main invisible des marchés, mais par un organisme politique appelé Association de la Ruhr. Des villes, des départements, des industries et des entreprises de la région sont représentés par des délégués et des associés. Un total de cinq cent quarante-trois parties prenantes négocient les droits pour les prises d’eau (extraction) et les charges imposées à la pollution. Cette politique peut paraître biscornue, mais elle fonctionne. Malheureusement, il en est ainsi en démocratie.
Nulle panacée à l’horizon pour satisfaire les besoins mondiaux en eau. Surtout pas les dérivés financiers globaux, qui ont prouvé qu’on ne peut leur faire confiance, comme on l’a vu avec ces titres garantis par les hypothèques [9].
On leur fera d’autant moins confiance qu’il s’agit de notre ressource la plus précieuse. Lancer un marché à terme de l’eau créerait seulement encore plus de folie financière, folie qui semble résister à toute tentative de réglementation. Pour le moment, tuons dans l’œuf ce business avant qu’il n’éclose.
Ces fonds de matières premières ont effectivement détruit la fonction traditionnelle de « découverte des prix » pour les échanges à terme du blé sur les places de Chicago, de Kansas City et de Minneapolis, et ont fait de ces marchés des machines à générer des profits pour les banques et les fonds d’investissement, tout en orientant à la hausse le prix de notre pain quotidien [1].
Bien que l’on ait promis une réglementation globale des dérivés financiers sur les aliments, les années passent et rien de concret n’a encore été réalisé. A Washington D.C., les abus sur les marchés de matières premières et d’autres trafics ont accouché de 30 000 pages de réglementations nouvelles : la loi dite « réforme de Wall Street de Dodd et Frank » et la loi de 2010 sur « la protection du consommateur ».
Comme on pouvait s’y attendre, la mise en œuvre de ces lois a été contestée devant les tribunaux et ainsi provisoirement suspendue. Même si ces textes s’appliquent au-delà de la Beltway [2], les échappatoires ne manquent pas pour les grosses banques. En conséquence, il est prudent de se dire que la ressource globale sera le prochain produit financier dérivé. Y a-t-il plus alarmant, plus grave que la catastrophe qui permettra de parier sur les aliments des humains ?
Qu’en est-il de l’eau ?
Les spéculateurs peuvent déjà parier sur la neige, le vent et la pluie, au moyen de contrats à terme, pouvant être négociés — vendus et achetés — à la Bourse « Chicago Mercantile Exchange ». La valeur du marché de la météorologie a cru de 20 % entre 2010 et 2011. Mais ce secteur demeure chétif : il représente seulement 11,8 milliards de dollars. Il n’en demeure pas moins que ce type de transactions à terme prouve que la fièvre qui s’est emparée de Wall Street transforme mère nature en mère de tous les casinos.
Certains environnementalistes pensent que mettre un prix sur l’eau douce serait le meilleur moyen pour sauver le capital hydrique de la planète. Plus cher elle coûtera, moins nous gaspillerons la ressource.
La financiarisation de précieuses ressources sous-tend une initiative internationale hébergée par le programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) et soutenue par l’Union Européenne, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Hollande, la Norvège, la Suède et le Japon : il s’agit de « The Economics of Ecosystems and Biodiversity » (TEEB).
Le TEEB vise à calculer jusqu’au dernier trillion de dollars, de rials ou de renminbi, la valeur des écosystèmes. Le mouvement PES « paiement pour les services environnementaux » (rendus par les écosystèmes) se réfère quant à lui à des choses comme l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons.
On compte, parmi les partisans de ce concept, la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Selon le rapport de 2010 du TEEB : « L’accent mis par la société moderne sur le marché des composants du bien-être et notre dépendance quasi totale vis-à-vis des prix du marché pour attribuer la valeur signifient que nous ne mesurons et ne gérons les valeurs économiques échangées qu’à travers les marchés. »
La faculté de Wall Street à tirer des profits de la bulle alimentaire, l’incapacité de Washington à réglementer les dérivés (financiers) globaux et la forte tendance à faire de la nature une marchandise, au moyen d’instruments du type TEEB et PES, ont convergé cet été vers un seul et unique foyer : la sécheresse qui s’est abattue sur les Etats Unis.
Une avalanche de prédictions sociales et environnementales sinistres a accompagné cette sécheresse : en 2035, trois milliards d’êtres humains seront affectés par le stress hydrique, le manque d’eau deviendra chronique, les incendies de forêt se déclareront partout, les moussons deviendront imprévisibles et la fonte des neiges décroîtra de manière drastique, étant donné le nombre d’hivers suffocants.
Or, dans le même temps, l’eau est devenue essentielle pour un spectre de plus en plus large d’industries, allant de la houille blanche à la fracturation hydraulique, de la brasserie à la fabrication des semi-conducteurs. La nappe phréatique est en train de s’effondrer en Asie aux dires des hydrologues. Les politologues voient moult querelles pointer à l’horizon au sujet de la propriété et de l’utilisation des cours d’eau de l’Himalaya et quiconque fore un puits dans le Nebraska sait que l’aquifère de l’Ogallala, dans le centre-ouest des Etats-Unis, est en train de baisser de manière inquiétante.
Les conséquences sont effroyables : destruction d’écosystèmes, extinction d’un nombre incalculable d’espèces, risques de conflits régionaux et internationaux, telles les fort redoutées « guerres de l’eau » du XXIe siècle. Que se passera-t-il quand l’Ethiopie érigera des barrages sur le Nil ? Ou quand le Yémen deviendra le premier pays dont l’eau aura été épuisée ? Une réponse courte s’impose : rien de bon.
Tirer profit
Les investisseurs de tous horizons adorent les ambiances apocalyptiques. A travers les interstices de la violence et du chaos, il reste de l’argent à ramasser. De nos jours, les plus gros profits ne viennent pas de la vente ou de l’achat de choses bien réelles (comme des maisons, du blé ou des voitures), mais bien de la manipulation de concepts éthérés, tels le risque et les dettes collatérales. La richesse coule des instruments financiers qui transcendent la réalité.
Investir dans l’indice boursier « eau » est aujourd’hui recherché comme jamais. Il existe plus de cent indices [3] pour suivre et apprécier la valeur des titres et les actions des entreprises engagées dans le business de l’eau comme les services publics, l’assainissement et le dessalement. Nombreux sont ceux qui procurent de confortables dividendes (cf « Invest in Water ETFs »).
D’où la pression qu’exercent la Banque mondiale et le FMI, toujours à l’affût pour étendre les marchés boursiers pour leurs milliards de dollars de crédit et pour amener les pays à privatiser leurs ressources.
Ces dernières incluent les lacs, les cours d’eau, les retenues et réservoirs d’eau d’Argentine, de Bolivie, du Ghana, du Mexique, de Malaisie, du Nigéria et des Philippines (Lire, par exemple, « Water Privatization Conflicts »).
Quelle meilleure garantie de prospérité qu’une ruée de multinationales décidées à générer des revenus à partir de quelque chose qu’elles sont seules capables de gérer ? Ainsi, cet été, alors que les champs de maïs d’Ukraine et du Kansas flétrissaient, alors que la pénurie de bacon faisait les gros titres des journaux et à l’heure où les producteurs de lait nourrissaient leurs vaches avec des confiseries, un nouveau message pointait : la prochaine grande matière première dans le monde ne sera ni l’or, ni le blé, ni le pétrole.
Ce sera l’eau. L’eau exploitable et utilisable. Bien qu’amasser les actions et les intérêts dans les entreprises cotées soit une bonne chose, l’eau générera à coup sûr de juteux profits. Mais ne serait-il pas plus efficace de traduire l’eau en espèces sonnantes et trébuchantes ? Peut-être, complotent les arbitragistes et les spéculateurs, un marché de l’eau — comparable à celui de l’or ou des céréales —, un marché à terme qui assurerait la livraison ou la réception de volumes d’eau pour une date prochaine déterminée pourrait être envisagé. On y négocierait l’eau à terme comme du cash.
Sous certains aspects, l’eau est un candidat possible pour des contrats à terme sur le marché des matières premières. En premier lieu, elle satisfait aux conditions de fongibilité — l’eau pompée d’un lac, d’un cours d’eau ou d’un torrent est pratiquement la même que celle provenant d’un iceberg, d’un aquifère ou celle recueillie dans un baril d’eau de pluie.
Bientôt, elle satisfera aussi à la deuxième condition de marchandisation : elle devient de plus en plus… liquide, convertible en cash. Bien évidemment, l’eau est globale. La gestion des bassins versants est un sujet brûlant, tant pour la Volta que pour le fleuve Sénégal [4]. D’un point de vue monétaire, que le fleuve soit le Guadalquivir espagnol, le Rhône français, le Niger ou le Sacramento californien ne fait aucune différence.
Les prévisionnistes financiers réalisent que, à l’instar des matières premières traditionnellement négociées tels les métaux précieux, l’eau exploitable du futur sera si rare qu’il faudra l’extraire comme un minerai, la traiter, la conditionner, l’embouteiller et, plus important encore, la déplacer et la transporter à travers le monde. Ils savent pertinemment que la demande ne tarira point. L’idée maîtresse d’un marché à terme global de l’eau réside derrière ce concept .
Jouer gros
Dans l’histoire de l’eau et de la monnaie, le Rubicon a été franchi en l’an de grâce 1996. L’irrigation par l’eau des Westlands, en Californie, sert à produire un milliard de dollars d’aliments par an. Avec ses deux mille mètres carré, il s’agit du plus grand district d’agriculture irriguée des Etats-Unis. En 1996, le district a créé une messagerie électronique qui permet aux fermiers de vendre ou d’acheter leurs droits sur cette eau à partir de leurs ordinateurs.
Négocier des droits sur l’eau à partir de son portable est ainsi une réalité. A l’instar des matières premières qui pouvaient être, par le passé, vendues ou achetées à la Bourse de Chicago ou de Kansas City et qui sont, à l’heure actuelle, couramment manipulées par des docteurs en mathématiques pour des fonds d’investissement au Connecticut.
Si l’eau devenait un produit boursier, elle rejoindrait le brut Brent, le carburant d’aviation et l’huile de soja et pourrait être négociée n’importe où, n’importe quand et par n’importe qui.
Se faire de l’argent à partir du robinet signifie que l’eau douce peut se voir attribuer un prix, peu importe l’endroit où elle est négociée — un prix global qui peut faire l’objet d’arbitrages à travers les continents. Ceux qui vivent à Mumbaï ou dans le centre-ville de Manhattan et qui constatent une hausse de la valeur de l’eau dans l’économie mondiale spéculeront sur cet « actif » sous-évalué. Leurs investissements orienteront alors partout à la hausse le prix [5].
Une calamité affectant l’eau en Chine ou en Inde — l’inflation des prix de produits alimentaires, l’instabilité politique et la crise humanitaire qui en résulteront à coup sûr — se répercutera par une hausse des prix de Londres à Sydney. C’est ainsi que les banquiers engrangent des profits.
Les économistes ont déjà commencé à concevoir des marchés à terme globaux de l’eau munis de tous les attributs : stock-options, trocs, échanges… Les compagnies d’assurance contre les inondations achèteront certainement des actions afin d’atténuer le risque financier.
Chaque société commerciale qui travaille en zone inondable participera probablement à ce marché. De même, les agriculteurs désireux de se prémunir contre les dégâts causés par la sécheresse ou d’éventuelles inondations ne manqueront pas d’y prendre également part. Tout comme les pêcheurs et les exploitants de gaz de schiste. Quant aux spéculateurs, nous savons qui ils seront.
Actuellement, personne ne s’adonne à une quelconque activité sur le marché à terme de l’eau, mais ce dernier ne mettra pas longtemps pour affirmer son existence. Lorsque l’Etat du Texas a enregistré 10 milliards de dollars de pertes économiques du fait de la récente sécheresse, des universitaires se sont mis à échafauder des théories pour indexer l’eau du Rio Grande dans un marché à terme [6]. Après les inondations qui ont affecté la Thaïlande l’an dernier et qui se sont soldées par des pertes économiques s’élevant à 46 milliards de dollars, la Bourse thaïe (Thailand’s Securities and Exchange Commission) a étudié la possibilité de développer des dérivés financiers indexés sur les précipitations et les barrages [7]. Le fabricant de semi-conducteurs Intel pourrait être intéressé : la boue et les saletés auraient arrêté sa production de puces électroniques en Thaïlande, occasionnant des pertes économiques de l’ordre d’un milliard de dollars.
Un véritable commerce global dans le cadre d’un marché à terme de l’eau devra néanmoins attendre que les financiers s’accordent sur l’adoption universelle d’une mesure du stress hydrique. D’ici là, les marchés à terme de l’eau se manifesteront comme des phénomènes sporadiques traduisant des inquiétudes locales. Ainsi, par exemple, dans une Australie affectée par la sécheresse, sur le marché à terme de Sydney (Sydney Futures Exchange), tout est prêt pour accueillir des transactions sur l’eau. Il en va de même dans les districts de Medinipur et de Tumkur des Etats du Bengale-Occidental et du Karnataka en Inde. La mousson est en effet de plus en plus imprévisible : une bourse sud-asiatique d’un marché à terme de l’eau a été conçue pour être commercialisée à la Bourse de Delhi (Delhi Stock Exchange) [8].
Les transactions à terme engloberont aussi bien les cours d’eau les plus purs que les effluves à peine légaux des usines produisant des déchets solides. Les théoriciens suisses des matières premières ont commencé à mettre sur pied des marchés où se traiteront des transactions à terme de la ressource provenant des eaux usées. Pour ses auteurs, ce concept est un marché à terme éthique de l’eau (voir le site de Prana sustainable water).
A mon avis, il s’agit davantage d’une plateforme financière pour vendre de l’eau traitée au plus offrant. Dans tous les cas, les contrats à terme apparaîtront suite à l’estimation de la pénurie relative d’eau ou de son abondance. Cette estimation se fera sur la base d’un index des niveaux de l’eau derrière les barrages, les précipitations moyennes ou d’autres indicateurs et indices. Finalement, l’instrument financier aura la même structure de base que les index de fonds qui ont amené des niveaux de spéculation sans précédent sur le marché mondial des céréales et augmenté la volatilité, celle-là même que les transactions à terme devaient à l’origine museler.
Après tout, si l’industrie du gaz naturel peut payer plus pour l’eau que les producteurs de soja, alors elle pourra se l’accaparer. Les répercussions d’un marché à terme global de l’eau peuvent à peine être imaginées. Parier sur l’eau se fera clairement aux dépens des récoltes et augmentera les prix alimentaires mondiaux au-delà des pics enregistrés au cours des cinq dernières années.
La bonne nouvelle est que, contrairement aux tentatives avortées de réglementation des marchés dérivés des produits alimentaires, il est encore temps de faire quelque chose dans le cas de l’eau.
De nombreux exemples d’estimation de la valeur de l’eau en dehors du champ de la marchandisation pure existent. Un cas d’école en la matière : la gestion du bassin de la Ruhr en Allemagne. La ressource fluviale est gérée non par la main invisible des marchés, mais par un organisme politique appelé Association de la Ruhr. Des villes, des départements, des industries et des entreprises de la région sont représentés par des délégués et des associés. Un total de cinq cent quarante-trois parties prenantes négocient les droits pour les prises d’eau (extraction) et les charges imposées à la pollution. Cette politique peut paraître biscornue, mais elle fonctionne. Malheureusement, il en est ainsi en démocratie.
Nulle panacée à l’horizon pour satisfaire les besoins mondiaux en eau. Surtout pas les dérivés financiers globaux, qui ont prouvé qu’on ne peut leur faire confiance, comme on l’a vu avec ces titres garantis par les hypothèques [9].
On leur fera d’autant moins confiance qu’il s’agit de notre ressource la plus précieuse. Lancer un marché à terme de l’eau créerait seulement encore plus de folie financière, folie qui semble résister à toute tentative de réglementation. Pour le moment, tuons dans l’œuf ce business avant qu’il n’éclose.
Voir aussi :
L’émission de la télévision publique allemande « Monitor » a diffusé un excellent reportage sur les menaces de privatisation de l’eau de l’eau en Europe. (sous-titres en anglais pour l’instant).
Un article de Ricardo Petrella publié dans la Libre Belgique, critiquant le projet de nouveau programme d’action élaboré par les services de la Commission européenne, « The Blue Print ».
Le groupe de travail de l’European Water Movement sur la politique de l’eau de l’UE va également bientôt publier une analyse critique du « Blueprint ».
Ce texte de Frederick
Kaufman a été traduit de l’américain par Larbi Bouguerra. L’article
d’origine, en anglais, a été publié dans Nature, la première revue scientifique mondiale, vol. 490, 25 octobre 2012, p. 469-471.
Notes
[1] Lagi, M., Bar-Yam, Y.,Bertrand, K.Z. & Bar-Yam, Y. Preprint, « The Food Crises : A quantitative model of food prices including speculators and ethanol conversion », 2011.
[2] NdT : Le périphérique de la capitale fédérale
[3] Lire Moya, E., « Water funds tempt investors with booming growth », The Guardian, 8 août 2010.
[4] Lire « A handbook for integrated water resources management in Basins » (PDF).
[5] Lire Keim, B., « Speculation Blamed for Global Food Price Weirdness », Wired Science, 6 mars 2012.
[6] Brookshire, D.S., Gupta, H.V. & Matthews, O.P. (eds) Politique de l’eau dans l’Etat du Nouveau Mexique (RFF Press Water Policy Series, 2011).
[7] Lire « Worst Floods in 70 Years May Prompt Thai Water Futures Trade », Anuchit Nguyen, Bloomberg, 14 décembre 2011.
[8] Ghosh, N. Commodity Vision 4, 8-18 (2010).
[9] NdT : Il semblerait que l’auteur vise les fameux « subprimes » qui ont jeté hors de leur maison des millions d’Américains.
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