Par Philippe Leymarie
Pour http://blog.mondediplo.net
[2] Cf. Jean-Marie Hosatte, « La guerre télécommandée », Le Monde Magazine, septembre 2010.
[3] Communiqué du ministère de la défense, 21 juillet 2011.
[4] Cf. la lettre TTU, supplément au n° 765, 30 juin 2010 : « Drones : EADS au service de l’autonomie stratégique » (PDF).
[5] Cf. Dominique Gallois, « L’Etat choisit Dassault plutôt qu’EADS pour sept nouveaux drones », Le Monde, 23 juillet 2011.
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La première moitié de cette année 2011 aura été marquée, sur le plan des équipements militaires, par la fin discrète de deux embargos de fait : l’un contre la Russie, ex-Union soviétique, à qui la France a fini par vendre quatre Bâtiments de projection et de commandement (BPC) – le premier équipement militaire majeur acquis par Moscou dans un pays occidental. L’autre contre Israël, l’Elysée ayant décidé de confier à son industriel de l’armement fétiche (Dassault) le soin de fournir d’ici 2014 à l’armée française les drones MALE (moyenne altitude, longue endurance) dont elle manque – des engins sans pilote dérivés en fait du Heron TP, développé, construit et donc vendu par le groupe d’armement israélien IAI.
Ce que n’a pas manqué de souligner à sa manière par exemple - et parmi beaucoup d’autres - le site Jforum, « portail juif francophone » : « Après l’embargo honteux, la France achète ses armes en Israël. Signé en fin de semaine dernière, le “deal” avec Israël Aerospace Industries (IAI), le numéro un israélien, est estimé à environ 500 millions de dollars, selon des responsables de cette entreprise. (…) Pour les médias israéliens, l’interdiction de la vente et de l’achat d’armement décrété par le général De Gaulle en juin 1967, au moment de la guerre israélo-arabe, était vécue comme une blessure. A l’époque, la France était de très loin le plus important fournisseur d’armes d’Israël. » (Voir aussi le billet d’Alain Gresh, « France-Israël, comme en 1956 », Nouvelles d’Orient, 25 juillet 2011.)
« (…) Ce contrat massif et officiel a donc un arrière goût de revanche. Les responsables de la défense israéliens ne manquent pas de rappeler que le boycottage français a en fait donné une formidable impulsion au développement d’une industrie aéronautique israélienne de pointe. Dans un premier temps, Israël a copié les plans du Mirage pour produire des avions de combat, avant de tenter de mettre au point le Lavi, un modèle original, dans les années 80. Mais le véto américain à la production d’un appareil qui risquait de faire concurrence aux avions américains a encouragé Israël à miser sur l’avionique, les systèmes de défense anti-aériens, ainsi que sur les drones (...), réussissant à exporter pour 7,2 milliards de dollars d’armes l’an dernier, grâce notamment aux ventes des drones. »
« (…) Les médias israéliens oublient que la France utilise les technologies avioniques d’Israël depuis des années. Paris collabore discrètement avec Israël en matière de technologie de drones depuis au moins 1995, lorsque le ministre de la défense François Léotard a signé pour l’achat de quatre drones. La France utilise discrètement l’expertise israélienne dans le programme SIDM (système de drone moyenne altitude longue endurance), car le célèbre Eagle One est le fruit d’une collaboration discrète entre IAI et EADS. »
A l’exception des Etats-Unis, la plupart des armées occidentales engagées en Afghanistan – notamment l’Allemagne, l’Australie, l’Espagne, le Canada, la France – mettent déjà en œuvre des engins sans pilote de fabrication israélienne. L’Inde, le Brésil, la Russie s’en sont procurés également. La vente de ces engins n’est pas soumise aux mêmes restrictions qu’aux Etats-Unis, où les engins UAV (Unmanned aerial vehicles) sont classés administrativement dans la même catégorie que les missiles de croisière, et soumis au Missile Technology Control Regime, un groupe informel de trente-quatre pays qui se donne pour but d’empêcher la prolifération des systèmes d’armes de destruction massive.
Cette procédure écarte nombre de clients, au grand dam de Gary Ervin, qui dirige la division « aerospace » de Northrop : « Si nous disons à nos clients qu’ils ne peuvent acquérir de Global Hawk [1], ils se rendent en Israël et achètent un Hermes 450. Ce n’est pas tout à fait un Global Hawk, mais c’est un engin assez efficace. C’est un de nos problèmes… » James Pitt, chef de la division des systèmes électroniques dans la même compagnie, remarque qu’alors que « les pays ont un appétit insatiable pour les drones, » les Etats-Unis – faute d’un changement de politique dans le secteur des UAV – risquent de dresser dans cinq ans un constat de carence : « Là aussi, nous avons manqué le bateau. »
En quasi-guerre permanente, Israël ne cesse de tester des matériels en conditions réelles (« combat proven ») : un argument de vente décisif. Même si les dépenses militaires absorbent un dixième de sa richesse nationale, le secteur des industries high-tech – avec le plus souvent des branches défense fouettées par le climat guerrier du pays – est devenu la principale locomotive de l’économie israélienne. Une créativité qui s’explique aussi par l’osmose entre l’université et l’industrie de l’armement, et les liens avec « Tsahal » : les scientifiques comme les industriels sont souvent d’anciens militaires, et même d’ex-membres des commandos ou autres unités spéciales, partageant un même socle culturel et politique.
Une série de facteurs jouent, en Israël plus qu’ailleurs, en faveur de cette « robotisation du champ de bataille », qui serait près de toucher jusqu’à un tiers du parc terrestre et aérien de Tsahal :
— les contraintes du combat en zone urbaine, au milieu des populations, qui tend à se généraliser ;
— la nécessité politique d’éviter au maximum les victimes civiles « collatérales » ;
— le manque d’effectifs ;
— le souci de préserver la vie des soldats (mines, IED) ;
— les besoins en matière d’« ’assassinats ciblés », actions préventives, sabotages, etc. – facilités par le recours aux robots et drones.
A l’issue d’un Comité ministériel d’investissement , le ministre français de la défense Gérard Longuet a annoncé « l’entrée en négociations » avec Dassault Aviation pour l’acquisition d’ un nouveau système de drones MALE, « destiné à remplacer le système de drones actuellement utilisé par l’armée de l’air (le système Harfang) en attendant l’entrée en service, à l’horizon 2020, d’une nouvelle génération d’appareils, développée dans le cadre de l’accord de coopération franco-britannique de novembre 2010 ». Selon le ministère, le développement de cette solution (à partir du F-Heron TP israélien) impliquera autour de Dassault Aviation plusieurs entreprises françaises, ce qui « va permettre de commencer à structurer une filière industrielle en préparation du futur système de drones MALE franco-britannique ».
Ce choix présenté comme « national » met fin à deux ans d’atermoiements, dans un domaine où la France est notoirement absente, sur le plan industriel comme militaire. Un choix stratégique, car il engagera le pays pour plusieurs décennies. EADS, qui a une longue expérience des drones, [4]. et a déjà fourni à l’armée française plusieurs types d’engins sans pilote, paraissait un candidat plus naturel, surtout au moment où les restrictions budgétaires imposent – recommande-t-on au sommet de l’Etat – de rationaliser les investissements, de restructurer l’industrie européenne de l’armement, de mutualiser la conception et la production de certains équipements.
Louis Gallois, le patron d’EADS, plaidait encore au salon aéronautique du Bourget, en juin dernier, pour une solution largement européenne, autour du bi-réacteur MALE Talarion, un programme destiné à répondre à la demande de l’Allemagne, de l’Espagne... et de la France. Mais la réorganisation en cours de la branche défense de son groupe, rebaptisée Cassidian, et penchant de plus en plus côté allemand, semble avoir compté dans la décision de Paris de se rabattre sur l’ami Dassault.
Sous prétexte d’éviter de se placer sous la coupe américaine (premier producteur mondial de drones), qui proposait des achats « sur étagères » de ses Reaper ou Predator, et pour éviter de dépendre de l’« allemand » Cassidian, Paris se retrouve dans les bras exclusifs de son fournisseur unique de chasseurs (constructeur des fameux, très bons, mais invendables Rafale). On renouvelle donc, dans ce nouveau secteur-clé des drones, le schéma suicidaire qu’on a connu avec celui des chasseurs, dans les années 1980 : une concurrence intra-européenne, et même partiellement franco-française, comme ce fut (et est encore) le cas entre l’Eurofighter d’EADS et le Rafale de l’avionneur tricolore [5].
« (…) Ce contrat massif et officiel a donc un arrière goût de revanche. Les responsables de la défense israéliens ne manquent pas de rappeler que le boycottage français a en fait donné une formidable impulsion au développement d’une industrie aéronautique israélienne de pointe. Dans un premier temps, Israël a copié les plans du Mirage pour produire des avions de combat, avant de tenter de mettre au point le Lavi, un modèle original, dans les années 80. Mais le véto américain à la production d’un appareil qui risquait de faire concurrence aux avions américains a encouragé Israël à miser sur l’avionique, les systèmes de défense anti-aériens, ainsi que sur les drones (...), réussissant à exporter pour 7,2 milliards de dollars d’armes l’an dernier, grâce notamment aux ventes des drones. »
« (…) Les médias israéliens oublient que la France utilise les technologies avioniques d’Israël depuis des années. Paris collabore discrètement avec Israël en matière de technologie de drones depuis au moins 1995, lorsque le ministre de la défense François Léotard a signé pour l’achat de quatre drones. La France utilise discrètement l’expertise israélienne dans le programme SIDM (système de drone moyenne altitude longue endurance), car le célèbre Eagle One est le fruit d’une collaboration discrète entre IAI et EADS. »
Pays pionnier
On ne s’étonnera pas de trouver, derrière cette apparente « solution de souveraineté nationale » à l’actuel manque (criant) de drones en France, la patte de l’industrie militaire israélienne – un pays pionnier dans ce domaine, immédiatement derrière les Etats-Unis : des entreprises de pointe comme Israeli Aeronautics Industries (IAI) et Silver Arrow (filiale d’Elbit Systems), ou encore Rafael, occupent une position-clé sur le marché mondial, avec leurs familles de drones tactiques Hunter, Hermes, Heron, Eitan ou leurs dérivés, développés en partenariat avec les pays européens – dont, désormais, la France.
A l’exception des Etats-Unis, la plupart des armées occidentales engagées en Afghanistan – notamment l’Allemagne, l’Australie, l’Espagne, le Canada, la France – mettent déjà en œuvre des engins sans pilote de fabrication israélienne. L’Inde, le Brésil, la Russie s’en sont procurés également. La vente de ces engins n’est pas soumise aux mêmes restrictions qu’aux Etats-Unis, où les engins UAV (Unmanned aerial vehicles) sont classés administrativement dans la même catégorie que les missiles de croisière, et soumis au Missile Technology Control Regime, un groupe informel de trente-quatre pays qui se donne pour but d’empêcher la prolifération des systèmes d’armes de destruction massive.
Cette procédure écarte nombre de clients, au grand dam de Gary Ervin, qui dirige la division « aerospace » de Northrop : « Si nous disons à nos clients qu’ils ne peuvent acquérir de Global Hawk [1], ils se rendent en Israël et achètent un Hermes 450. Ce n’est pas tout à fait un Global Hawk, mais c’est un engin assez efficace. C’est un de nos problèmes… » James Pitt, chef de la division des systèmes électroniques dans la même compagnie, remarque qu’alors que « les pays ont un appétit insatiable pour les drones, » les Etats-Unis – faute d’un changement de politique dans le secteur des UAV – risquent de dresser dans cinq ans un constat de carence : « Là aussi, nous avons manqué le bateau. »
« Combat proven »
Israël se pose en spécialiste des robots en tous genres, et ses universités, en lien étroit avec les entreprises spécialisées, se font fort de trouver des solutions techniques adaptées à tous les problèmes que rencontrent les forces armées de ce pays [2] : au fil des ans, et des tensions au nord comme au sud d’Israël, elles ont mis au point des robots escaladeurs de murs, des robot-serpents explorant des cavités ou abris, des robots blindés et armés pour patrouiller le long des frontières, des drones d’observation ou de tir, etc. Déjà, comme aux Etats-Unis, l’armée de l’air israélienne forme plus de contrôleurs de drones que de pilotes embarqués.
En quasi-guerre permanente, Israël ne cesse de tester des matériels en conditions réelles (« combat proven ») : un argument de vente décisif. Même si les dépenses militaires absorbent un dixième de sa richesse nationale, le secteur des industries high-tech – avec le plus souvent des branches défense fouettées par le climat guerrier du pays – est devenu la principale locomotive de l’économie israélienne. Une créativité qui s’explique aussi par l’osmose entre l’université et l’industrie de l’armement, et les liens avec « Tsahal » : les scientifiques comme les industriels sont souvent d’anciens militaires, et même d’ex-membres des commandos ou autres unités spéciales, partageant un même socle culturel et politique.
Une série de facteurs jouent, en Israël plus qu’ailleurs, en faveur de cette « robotisation du champ de bataille », qui serait près de toucher jusqu’à un tiers du parc terrestre et aérien de Tsahal :
— les contraintes du combat en zone urbaine, au milieu des populations, qui tend à se généraliser ;
— la nécessité politique d’éviter au maximum les victimes civiles « collatérales » ;
— le manque d’effectifs ;
— le souci de préserver la vie des soldats (mines, IED) ;
— les besoins en matière d’« ’assassinats ciblés », actions préventives, sabotages, etc. – facilités par le recours aux robots et drones.
Large spectre
« Les drones, avions pilotés à distance, sont devenus des capacités indispensables à tout système de défense, explique de son côté le ministère français de la défense pour justifier l’initiative prise en faveur de l’avionneur Dassault, tout en minorant l’importance du fournisseur israélien. Leur endurance assure la permanence de la surveillance des théâtres d’opération, sans engager de vie humaine. Leur large spectre d’emploi permet le recueil de renseignement de toute nature ou le ciblage d’objectifs. Leur système de communication raccourcit les boucles de décision et leur furtivité diminue leur vulnérabilité. Ils s’inscrivent parfaitement dans la mission de connaissance et d’anticipation, définie par le Livre blanc comme l’une des cinq fonctions stratégiques dont les forces de défense et de sécurité doivent avoir la maîtrise [3]. »
A l’issue d’un Comité ministériel d’investissement , le ministre français de la défense Gérard Longuet a annoncé « l’entrée en négociations » avec Dassault Aviation pour l’acquisition d’ un nouveau système de drones MALE, « destiné à remplacer le système de drones actuellement utilisé par l’armée de l’air (le système Harfang) en attendant l’entrée en service, à l’horizon 2020, d’une nouvelle génération d’appareils, développée dans le cadre de l’accord de coopération franco-britannique de novembre 2010 ». Selon le ministère, le développement de cette solution (à partir du F-Heron TP israélien) impliquera autour de Dassault Aviation plusieurs entreprises françaises, ce qui « va permettre de commencer à structurer une filière industrielle en préparation du futur système de drones MALE franco-britannique ».
Ce choix présenté comme « national » met fin à deux ans d’atermoiements, dans un domaine où la France est notoirement absente, sur le plan industriel comme militaire. Un choix stratégique, car il engagera le pays pour plusieurs décennies. EADS, qui a une longue expérience des drones, [4]. et a déjà fourni à l’armée française plusieurs types d’engins sans pilote, paraissait un candidat plus naturel, surtout au moment où les restrictions budgétaires imposent – recommande-t-on au sommet de l’Etat – de rationaliser les investissements, de restructurer l’industrie européenne de l’armement, de mutualiser la conception et la production de certains équipements.
Louis Gallois, le patron d’EADS, plaidait encore au salon aéronautique du Bourget, en juin dernier, pour une solution largement européenne, autour du bi-réacteur MALE Talarion, un programme destiné à répondre à la demande de l’Allemagne, de l’Espagne... et de la France. Mais la réorganisation en cours de la branche défense de son groupe, rebaptisée Cassidian, et penchant de plus en plus côté allemand, semble avoir compté dans la décision de Paris de se rabattre sur l’ami Dassault.
Sous prétexte d’éviter de se placer sous la coupe américaine (premier producteur mondial de drones), qui proposait des achats « sur étagères » de ses Reaper ou Predator, et pour éviter de dépendre de l’« allemand » Cassidian, Paris se retrouve dans les bras exclusifs de son fournisseur unique de chasseurs (constructeur des fameux, très bons, mais invendables Rafale). On renouvelle donc, dans ce nouveau secteur-clé des drones, le schéma suicidaire qu’on a connu avec celui des chasseurs, dans les années 1980 : une concurrence intra-européenne, et même partiellement franco-française, comme ce fut (et est encore) le cas entre l’Eurofighter d’EADS et le Rafale de l’avionneur tricolore [5].
Notes
[1] Un drone de haute altitude et longue endurance, champion du monde de sa catégorie.
[2] Cf. Jean-Marie Hosatte, « La guerre télécommandée », Le Monde Magazine, septembre 2010.
[3] Communiqué du ministère de la défense, 21 juillet 2011.
[4] Cf. la lettre TTU, supplément au n° 765, 30 juin 2010 : « Drones : EADS au service de l’autonomie stratégique » (PDF).
[5] Cf. Dominique Gallois, « L’Etat choisit Dassault plutôt qu’EADS pour sept nouveaux drones », Le Monde, 23 juillet 2011.
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