Par Gilles Balbastre
pour http://www.monde-diplomatique.fr
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Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que la catastrophe de Fukushima, au Japon, déclenche en France un débat sur la pertinence et l’avenir de l’atome. Faut-il ou non sortir du nucléaire, faut-il ou non un référendum sur la question, faut-il ou non développer les énergies renouvelables ? Qu’importe à la presse l’importance du débat : l’émotion suffit à légitimer son inscription en tête des priorités politiques. Subordonner la vie démocratique au rythme des catastrophes et des faits divers est un procédé à double tranchant. Il peut conduire à une délibération informée sur l’avenir énergétique d’un pays, mais aussi au vote d’une loi sécuritaire. Par exemple, un « débat » sur la récidive lancé à l’été 2007 après l’enlèvement d’un garçonnet à Roubaix par un pédophile préluda à l’adoption d’une législation liberticide.
Au nombre des arguments sur l’avenir du nucléaire avancés par la plupart des protagonistes de cette controverse – politiques, éditorialistes, experts –, un a manqué à l’appel : la dérégulation du marché de l’électricité, entreprise en France et en Europe depuis une vingtaine d’années. Le processus débute en juin 1996 avec la directive européenne ouvrant le marché de l’électricité à la concurrence pour les professionnels. Il se poursuit par la loi du 10 février 2000, votée par le Parlement à majorité socialiste, qui transpose la directive de 1996, puis par la loi d’août 2004 qui privatise partiellement Electricité de France (EDF). Enfin, la loi sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) de novembre 2010 oblige EDF à céder à ses concurrents une partie de sa production. Entre-temps, une deuxième directive européenne, lancée lors du Conseil européen de Barcelone de mars 2002 et approuvée par le premier ministre et le président de la République française de l’époque, MM. Lionel Jospin et Jacques Chirac, ouvre à la concurrence la fourniture d’électricité au consommateur.
Les conséquences de la disparition du monopole de service public d’EDF sont loin d’être négligeables tant pour les usagers – hausse incessante des prix (1), dégradation du service – que pour les salariés et, finalement, pour la sûreté des centrales nucléaires. Etablissement public transformé en société anonyme en 2004 et coté en Bourse, ce « service public » doit désormais rémunérer ses actionnaires (2). De ce débat-là, peu ont entendu parler. Premier producteur mondial privé d’électricité, le propriétaire de la centrale de Fukushima, Tokyo Power Electric Company (Tepco), a falsifié des rapports d’inspection de réacteurs nucléaires durant plusieurs décennies pour couvrir près de deux cents incidents dans les centrales de Fukushima et de Kashiwazaki-Kariwa.
Les circonstances particulières de l’accident survenu au Japon – un tremblement de terre suivi d’un tsunami – focalisent l’attention sur la fiabilité technologique de la production nucléaire. Or la sûreté de cette industrie ne dépend pas uniquement, comme l’avancent souvent ses opposants, d’une technique plus ou moins efficiente. Elle repose aussi sur la qualité de la tâche effectuée par les salariés qui y travaillent. Ainsi, pour M. Michel Lallier, représentant de la Confédération générale du travail (CGT) au Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité du nucléaire et ancien secrétaire du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la centrale de Chinon, la sûreté de la production de l’électricité issue du nucléaire repose sur trois piliers : technologique, social, humain. « Comme pour un tabouret à trois pieds : si vous mettez à mal un de ses pieds, le tabouret ne tient plus vraiment, et les deux autres peuvent céder. C’est ce qui arrive aujourd’hui dans les centrales nucléaires. La sûreté nucléaire a reposé durant des décennies sur un cadre social bien défini pour un personnel qualifié, par la vigilance et le travail de ce personnel et par la cohérence humaine de ce collectif de travail. Or la dérégulation du marché de l’électricité, puis la privatisation partielle d’EDF avec sa course aux économies mettent à mal depuis les années 1990 tout cet édifice. Et, au final, le dernier pied technologique ne peut qu’être menacé à son tour. »
Depuis la loi de juin 2006 sur la transparence et la sûreté nucléaire, chacune des dix-neuf centrales françaises doit dresser un rapport annuel sur les incidents et accidents en matière de sûreté nucléaire, de radioprotection, de rejet dans l’environnement. Le texte rédigé par la direction est suivi d’un « avis » du Comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT) dont nous publions ci-dessous des extraits avec, à chaque fois, un lien vers le document PDF sur le site de l’opérateur (3). Ces signaux d’alarme, envoyés par les salariés dans une indifférence médiatique d’autant plus inexplicable que ces rapports sont publics, éclairent l’attaque menée par la direction d’EDF contre les deux piliers sociaux et humains qui soutiennent l’édifice nucléaire français. Ils renseignent par conséquent sur la menace qui pèse sur le troisième.
Au nombre des arguments sur l’avenir du nucléaire avancés par la plupart des protagonistes de cette controverse – politiques, éditorialistes, experts –, un a manqué à l’appel : la dérégulation du marché de l’électricité, entreprise en France et en Europe depuis une vingtaine d’années. Le processus débute en juin 1996 avec la directive européenne ouvrant le marché de l’électricité à la concurrence pour les professionnels. Il se poursuit par la loi du 10 février 2000, votée par le Parlement à majorité socialiste, qui transpose la directive de 1996, puis par la loi d’août 2004 qui privatise partiellement Electricité de France (EDF). Enfin, la loi sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) de novembre 2010 oblige EDF à céder à ses concurrents une partie de sa production. Entre-temps, une deuxième directive européenne, lancée lors du Conseil européen de Barcelone de mars 2002 et approuvée par le premier ministre et le président de la République française de l’époque, MM. Lionel Jospin et Jacques Chirac, ouvre à la concurrence la fourniture d’électricité au consommateur.
Les conséquences de la disparition du monopole de service public d’EDF sont loin d’être négligeables tant pour les usagers – hausse incessante des prix (1), dégradation du service – que pour les salariés et, finalement, pour la sûreté des centrales nucléaires. Etablissement public transformé en société anonyme en 2004 et coté en Bourse, ce « service public » doit désormais rémunérer ses actionnaires (2). De ce débat-là, peu ont entendu parler. Premier producteur mondial privé d’électricité, le propriétaire de la centrale de Fukushima, Tokyo Power Electric Company (Tepco), a falsifié des rapports d’inspection de réacteurs nucléaires durant plusieurs décennies pour couvrir près de deux cents incidents dans les centrales de Fukushima et de Kashiwazaki-Kariwa.
Les circonstances particulières de l’accident survenu au Japon – un tremblement de terre suivi d’un tsunami – focalisent l’attention sur la fiabilité technologique de la production nucléaire. Or la sûreté de cette industrie ne dépend pas uniquement, comme l’avancent souvent ses opposants, d’une technique plus ou moins efficiente. Elle repose aussi sur la qualité de la tâche effectuée par les salariés qui y travaillent. Ainsi, pour M. Michel Lallier, représentant de la Confédération générale du travail (CGT) au Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité du nucléaire et ancien secrétaire du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de la centrale de Chinon, la sûreté de la production de l’électricité issue du nucléaire repose sur trois piliers : technologique, social, humain. « Comme pour un tabouret à trois pieds : si vous mettez à mal un de ses pieds, le tabouret ne tient plus vraiment, et les deux autres peuvent céder. C’est ce qui arrive aujourd’hui dans les centrales nucléaires. La sûreté nucléaire a reposé durant des décennies sur un cadre social bien défini pour un personnel qualifié, par la vigilance et le travail de ce personnel et par la cohérence humaine de ce collectif de travail. Or la dérégulation du marché de l’électricité, puis la privatisation partielle d’EDF avec sa course aux économies mettent à mal depuis les années 1990 tout cet édifice. Et, au final, le dernier pied technologique ne peut qu’être menacé à son tour. »
Depuis la loi de juin 2006 sur la transparence et la sûreté nucléaire, chacune des dix-neuf centrales françaises doit dresser un rapport annuel sur les incidents et accidents en matière de sûreté nucléaire, de radioprotection, de rejet dans l’environnement. Le texte rédigé par la direction est suivi d’un « avis » du Comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT) dont nous publions ci-dessous des extraits avec, à chaque fois, un lien vers le document PDF sur le site de l’opérateur (3). Ces signaux d’alarme, envoyés par les salariés dans une indifférence médiatique d’autant plus inexplicable que ces rapports sont publics, éclairent l’attaque menée par la direction d’EDF contre les deux piliers sociaux et humains qui soutiennent l’édifice nucléaire français. Ils renseignent par conséquent sur la menace qui pèse sur le troisième.
La pratique du métier mise à mal
« Quelle efficacité humaine avec des horaires de travail dépassant de façon quasi quotidienne les 12 heures par jour ? » (Chinon, 2008)
« La recherche perpétuelle d’arrêts de tranche [arrêt d’un réacteur pour rechargement et maintenance] de plus en plus courts qui combine augmentation de la pression du temps et réduction des budgets et des ressources. » (Chinon, 2008).
« En matière de maintenance, on sait facilement ce qu’on économise en sous-traitant, en externalisant, en ayant recours à des personnels parfois moins formés, moins qualifiés, soumis à forte pression pour redémarrer la production dans les délais prévus. » (Saint-Alban, 2009)
« Les conditions de cette externalisation se traduisent par une montée des accidents parmi les salariés de cette sous-traitance. Beaucoup de ses salariés ont été affectés à ces activités, sans formation et pour la plupart sans connaissance des règles de sécurité fondamentales inscrites dans le recueil des prescriptions au personnel. » (Nogent-sur-Seine, 2009)
La souffrance au travail
« Acculés à faire leur travail malgré tout, les salariés peuvent être amenés à devoir travailler d’une façon qu’ils réprouvent, c’est à dire de “non-qualité”. La honte de cela va alors les ronger, les culpabiliser, car travailler devient pour eux “mal travailler” (…) ». (Civaux, 2009)
« Les dégradations des conditions de travail, la surcharge de travail due au manque d’effectif, les objectifs inatteignables, augmentent la souffrance au travail. Ces risques psychosociaux ont un impact direct sur le niveau de sûreté et sur les conditions d’exploitation (…) ». (Cattenom, 2009)
« Des politiques de management construisent à marche forcée l’excellence à coups de politiques d’indicateurs déconnectés du travail réel. » (Gravelines, 2009)
« Etats de souffrance, épisodes dépressifs notables, états réactionnel aigus, démobilisation professionnelle, troubles du sommeil (…) ». (Paluel, 2009)
La sûreté nucléaire en question
« Après un redressement de courte durée, sans doute lié à certaines décisions et au changement de direction, les choses à nouveau se dégradent avec une cinétique inquiétante dans le domaine de la sécurité, de l’organisation matérielle et technique du travail. Le nombre global d’accidents a triplé en trois ans. » (Nogent-sur-Seine, 2009)
« Concernant l’environnement, malgré le respect des seuils réglementaires, nous continuons à déplorer des quantités non négligeables de rejets. Nous souhaitons que le site continue à diminuer ses rejets afin que son impact environnemental se réduise encore. » (Saint-Alban, 2009)
« Pour information, lors de l’incendie des transformateurs au pyralène tranche 3, les sapeurs pompiers sont arrivés sur site en trente minutes, ce qui a contraint les équipes de seconde intervention EDF à attaquer l’incendie, et ainsi à mettre en péril leur propre sécurité. En effet, les équipes de seconde intervention ont attaqué l’incendie sans que les lignes 400 000 volts aient été déconnectées. Pour rappel, déconnecter les lignes 400 000 volts a été le premier geste des sapeurs pompiers, ce qui démontre s’il en était besoin la nécessité de disposer de professionnels du feu. » (Blayais, 2010)
« A ce jour, la tranche 2 fonctionne depuis plusieurs mois avec une fuite hydrogène, certes surveillée et inférieure aux critères d’arrêt. » (Saint-Alban, 2009)
(1) Une des conséquences de la loi NOME est de faire grimper la facture d’électricité de 5 % par an jusqu’en 2015.
(2) Malgré une baisse en 2010 de son résultat net de plus de 70 %, EDF a versé à ses actionnaires la même somme que l’année précédente, soit 2,1 milliards d’euros.
(3) Ces textes sont disponibles sur le site d’EDF. Toutes les recommandations des CHSCT reproduites ci-dessous proviennent des rapports 2009 (2008 dans le cas de Chinon). Le nom entre parenthèse est celui de la centrale ; il s’agit d’un lien vers le fichier PDF du rapport correspondant. Une liste d’incidents est également en ligne sur le site Internet de l’Autorité de sûreté nucléaire.
Gilles Balbastre
Réalisateur et coauteur de Journalistes au quotidien et Journalistes précaires (tous deux sous la direction d’Alain Accardo), Le Mascaret, Bordeaux, respectivement 1995 et 1998.
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