Par Alain Garrigou
pour http://blog.mondediplo.net
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« Démocratie d’opinion », entend-on répéter dans les médias ou les dîners en ville. Sorte de sésame des Bouvard et Pécuchet d’aujourd’hui. On n’est pas sûr de bien saisir s’il s’agit d’un pas en avant de la démocratie ou si cela en désigne une forme abâtardie. C’est probablement ce qui fait la valeur du propos. On ne fâche personne, ni les optimistes ni les pessimistes : on a dit l’inverse, mais entre gens de bonne compagnie, l’important est de montrer qu’on est en bonne compagnie. L’ascension vers les hauteurs de la théorie fait l’affaire. Après tout, on se saurait être trop exigeant sur la qualité des propos tenus entre le fromage et la poire. Qui n’a jamais fauté ? Cela est plus ennuyeux quand ce sont des commentateurs à prétention scientifique qui lancent sur les plateaux et sur le papier les idées reçues. Que veulent-ils dire alors ? Pour le savoir, car on chercherait vainement une définition de l’expression, il faut remarquer qu’ils en parlent à propos des sondages ou d’Internet. En somme, ils ne font que recycler la vieille idée de George Gallup de sondages qui court-circuiteraient les corps intermédiaires et institueraient les mécanismes de la démocratie directe. Internet est venu à point pour réactiver les passions tristes des petits prophètes médiatiques.
Démocratie d’opinion, donc. Il faut refuser l’évidence pour assurer en effet que l’opinion publique bénéficie aujourd’hui d’une ubiquité nouvelle. Ce n’est pas simplement un fétiche qu’on invoquait quand on prétendait avoir une certaine lucidité sur le monde, à l’exemple des salons du XVIIIe siècle, mais des informations chiffrées, celles des sondages, sans cesse invoqués pour justifier les prises de position politique. Il faudrait être un esprit chagrin pour s’en plaindre.
L’opinion peut-être… La démocratie non. Ce n’est pas une humeur en effet que d’observer que cette omniprésence de l’opinion ne favorise pas forcément la démocratie et même qu’elle la pervertit. Quelle est cette opinion qu’on nous inflige à longueur de sondages ? Plutôt que de la formuler en termes abstraits selon les récurrents débats de philosophie médiatique de comptoir, observons la chose et non l’idée. En somme, comment les sondages objectivent-ils l’opinion ?
A partir de ce qu’il appelait un « rebut » des sondages, les non-réponses, Pierre Bourdieu avait élaboré des analyses classiques de la compétence politique statutaire, constatant d’abord que la probabilité de réponse était inégalement distribuée selon le genre (les hommes plus que les femmes) et la catégorie sociale (les classes élevées plus que les classes populaires). L’opinion n’était donc pas une propriété personnelle, naturelle et universelle, mais une capacité socialement distribuée. Les haussements d’épaule moquant aujourd’hui cette évidence font sourire, car voilà trente ans, les mêmes hurlaient d’indignation devant le « sociologisme ». Il s’agit ici de remarquer qu’un sociologue aurait bien du mal à réfléchir sur de telles données. Les sondages n’en donnent plus. Quels étaient les pourcentages sur lesquels travaillait Pierre Bourdieu ? Dans un sondage Sofres sur les relations de la France, de l’Algérie et du tiers-monde de 1971, pas moins de 16 %, autant de femmes que d’hommes, ne répondent pas à une question sur l’effort de la France pour loger les travailleurs étrangers. A une autre question sur les relations avec les pays sous-développés, la proposition selon laquelle la France devrait s’intéresser aux pays qui ont un régime démocratique « obtient », si l’on peut dire, 26 % de non-réponse chez les hommes mais 41 % chez les femmes (La Distinction, p. 471). Dans les sondages d’aujourd’hui, les NR sont réduites à des chiffres négligeables. Elles le sont d’ailleurs si bien que des sondages oublient de les signaler.
Les Français auraient-ils gagné en compétence ou en confiance pour répondre à toutes les questions ? Il suffit de se pencher sur le dispositif de production des chiffres pour savoir que les sondages n’enregistrent pas passivement les chiffres comme une photo instantanée, selon un autre cliché, faux mais répété en dépit de toutes les démonstrations.
La surévaluation de la généralité de l’opinion est d’abord le produit de la relation d’enquête. Comment sont interrogés les sondés ? La plupart des sondages sont effectués par téléphone, et de plus en plus en ligne, à la suite de la difficulté croissante à trouver des sondés. Trouver des gens qui acceptent conduit forcément à surévaluer la capacité ou la disposition à dire son opinion. Pour accepter de répondre à un enquêteur, plus souvent une enquêtrice, il faut supposer avoir quelque chose à dire. Le sondé n’aurait-il rien à dire, il s’est placé lui-même dans la situation d’obligation de répondre, de ce qu’on pourrait appeler le devoir d’opinion – assez proche d’une relation pédagogique, sauf qu’il met en œuvre un risque de honte ou de perdre la face faute d’avoir réponse à tout.
Si le sondé avoue ne pas avoir d’opinion, les consignes de l’enquêteur lui intiment de pousser à la réponse en répétant, en encourageant son interlocuteur. Autre mécanisme d’incitation à forcer les réponses, cette condition pour être rémunéré de ne pas recourir plus de trois fois à la non-réponse. Une sorte de joker que les enquêteurs essaient de repousser à la fin des questionnaires pour ne pas échouer. Si un sondé déclare ne pas avoir d’opinion sur le sujet, l’enquêteur prétend alors ne pas avoir cette case sur son écran d’ordinateur.
A l’opposé de cet alibi technique, la relation d’enquête entre un travailleur précaire et un enquêté bienveillant conduit à jouer de ressorts affectifs. L’enquêteur joue souvent du sentiment pour obtenir une réponse, allant jusqu’à supplier en évoquant explicitement le fait d’être payé ou pas selon la bonne volonté du sondé : petit chantage affectif de l’enquête. Les sondés sont généralement compatissants, une fois la relation établie. Enfin, il faut bien évoquer la pratique banale du bidonnage, puisque c’est le seul moyen, pour des travailleurs précaires sous-payés, de gagner modestement leur vie. On est bien loin de la légende d’enquêteurs heureux de contacter des sondés qui leur disent tout leur bonheur d’être enfin interrogés. Un propos de sondeurs qui avait d’autant moins de chances d’être démenti que l’on n’invitait guère dans les médias les critiques et les enquêteurs. Les premiers étaient accusés de mentir quand ils évoquaient une hausse des refus de répondre aux enquêtes d’opinion, et les seconds n’avaient pas travaillé dans une bonne entreprise, comme l’était forcément celle du sondeur invité à s’exprimer.
Quant à l’enquête en ligne, il suffit de dire que le questionnaire est auto-administré, selon le terme consacré. L’internaute volontaire se doute qu’il n’a aucune chance d’obtenir les gratifications promises s’il multiplie les non-réponses… Comment pourrait-il ne pas comprendre qu’on le sollicite pour qu’il donne des opinions ? On sait qu’il se comporte d’ailleurs largement en stratège pour maximiser ses chances de gagner. Et il n’y a effectivement pas, ou très peu de non-réponses dans ces questionnaires en ligne. Le résultat manifestement erroné sur tous les sujets, mais dont l’erreur apparaît manifestement sur des questions électorales : il n’y a pas d’abstentions.
Il est juste d’affirmer que les sondages fabriquent de plus en plus l’opinion. Depuis l’article de Pierre Bourdieu « L’opinion publique n’existe pas », on savait que les sondages agrégeaient des opinions inégalement constituées allant de l’opinion mobilisée jusqu’au simple artefact. Les prudences d’antan on été oubliées. Aujourd’hui, il s’agit seulement de donner des chiffres. Peu importe leur valeur. On ne peut assimiler la prolifération de mesures aussi falsifiées avec une « démocratie d’opinion » sans une immense crédulité. On ne s’intéresse que depuis peu à la réalité du travail d’enquête [1]. Il faut vouloir croire pour ne pas perdre sa foi dans les sondages. En même temps, on comprend mieux l’effort des sondeurs pour contrôler les médias. Dans cette lutte, politique s’il en est, il s’agit d’empêcher les critiques de s’exprimer, de les déconsidérer, de les encadrer, de les circonvenir.
Il faut un présupposé d’universalité de l’opinion : tout le monde en aurait une sur tous les sujets. Tant pis si c’est manifestement faux. C’est un dogme auquel il est difficile de s’attaquer, sauf à être taxé d’hostilité à la démocratie, de même que discuter les dogmes religieux dans un temps passé exposait aux bûchers de l’Inquisition. On risque aujourd’hui beaucoup moins. Le dogme de l’universalité conduit aux interrogations les plus surprenantes pour peu que l’on rompe avec l’évidence de la banalité. Ainsi, en pleine affaire du Mediator, ce médicament du laboratoire Servier accusé d’avoir tué plusieurs centaines de personnes, on interrogeait des sondés sur les responsabilités quelques jours avant que l’IGAS rende son rapport. On objectera qu’il ne s’agissait pas de substituer un rapport d’opinion à une enquête d’experts : il n’empêche. En voulant évaluer le sentiment public, pour vendre du papier, pour les conseils en communication politique, on fait comme si les registres vulgaires et experts étaient homologues. D’ailleurs, des sondages peuvent se permettre de soumettre le jugement des experts à la non-expertise des sondés. On peut continuer à interroger sur le Mediator des gens qui n’ont pas lu le rapport de l’IGAS, comme on peut interroger sur le réchauffement climatique des sondés qui ne savent pas ce qu’est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Il ne s’agit pas d’opposer un principe de compétence scientifique à un principe démocratique, mais de marquer combien le principe d’opinion s’immisce dans des sujets qui relèvent d’autres registres. Les scandales offrent un autre exemple de la confusion. Dans l’affaire Woerth-Bettencourt, les sondeurs ont demandé à leurs échantillons représentatifs si le ministre Eric Woerth devait démissionner ; question reproduite pour les vacances en Tunisie de Michèle Alliot-Marie. On pourrait penser que c’est une affaire de droit et de responsabilité politique. En faire une affaire d’opinion est sans doute intéressant pour les politiques et les commentateurs, mais tend à objectiver un droit d’opinion équivalent à tout autre autorité.
On ne s’étonnera pas alors de l’invocation généralisée de l’opinion dans les commentaires journalistiques. Le point de vue se fonde alors sur la souveraineté de l’opinion collective. Chacun peut en tirer une conséquence pour soi, avec la souveraineté de l’opinion personnelle qui se déploie à longueur de forums Internet où tant de réactions ne s’encombrent ni de justification ni de démonstration : c’est ainsi parce que je le pense. Dans d’autres arènes, même savantes, des interventions commencent facilement par des formules qui indiquent moins la prudence que la légitimité du jugement. « Moi, je crois », « moi, je pense », amorcent les points de vue les plus catégoriques. Ils n’ont pas besoin de se fonder en raison. Le régime d’opinion est une expression non pas démocratique mais plutôt narcissique, qu’un slogan publicitaire avait décliné par cette formule : « Parce que je le vaux bien ». Ce régime est une nouvelle forme d’obscurantisme, puisqu’il suffit de croire pour s’opposer à toutes les démarches de la raison.
Démocratie d’opinion, donc. Il faut refuser l’évidence pour assurer en effet que l’opinion publique bénéficie aujourd’hui d’une ubiquité nouvelle. Ce n’est pas simplement un fétiche qu’on invoquait quand on prétendait avoir une certaine lucidité sur le monde, à l’exemple des salons du XVIIIe siècle, mais des informations chiffrées, celles des sondages, sans cesse invoqués pour justifier les prises de position politique. Il faudrait être un esprit chagrin pour s’en plaindre.
L’opinion peut-être… La démocratie non. Ce n’est pas une humeur en effet que d’observer que cette omniprésence de l’opinion ne favorise pas forcément la démocratie et même qu’elle la pervertit. Quelle est cette opinion qu’on nous inflige à longueur de sondages ? Plutôt que de la formuler en termes abstraits selon les récurrents débats de philosophie médiatique de comptoir, observons la chose et non l’idée. En somme, comment les sondages objectivent-ils l’opinion ?
A partir de ce qu’il appelait un « rebut » des sondages, les non-réponses, Pierre Bourdieu avait élaboré des analyses classiques de la compétence politique statutaire, constatant d’abord que la probabilité de réponse était inégalement distribuée selon le genre (les hommes plus que les femmes) et la catégorie sociale (les classes élevées plus que les classes populaires). L’opinion n’était donc pas une propriété personnelle, naturelle et universelle, mais une capacité socialement distribuée. Les haussements d’épaule moquant aujourd’hui cette évidence font sourire, car voilà trente ans, les mêmes hurlaient d’indignation devant le « sociologisme ». Il s’agit ici de remarquer qu’un sociologue aurait bien du mal à réfléchir sur de telles données. Les sondages n’en donnent plus. Quels étaient les pourcentages sur lesquels travaillait Pierre Bourdieu ? Dans un sondage Sofres sur les relations de la France, de l’Algérie et du tiers-monde de 1971, pas moins de 16 %, autant de femmes que d’hommes, ne répondent pas à une question sur l’effort de la France pour loger les travailleurs étrangers. A une autre question sur les relations avec les pays sous-développés, la proposition selon laquelle la France devrait s’intéresser aux pays qui ont un régime démocratique « obtient », si l’on peut dire, 26 % de non-réponse chez les hommes mais 41 % chez les femmes (La Distinction, p. 471). Dans les sondages d’aujourd’hui, les NR sont réduites à des chiffres négligeables. Elles le sont d’ailleurs si bien que des sondages oublient de les signaler.
Les Français auraient-ils gagné en compétence ou en confiance pour répondre à toutes les questions ? Il suffit de se pencher sur le dispositif de production des chiffres pour savoir que les sondages n’enregistrent pas passivement les chiffres comme une photo instantanée, selon un autre cliché, faux mais répété en dépit de toutes les démonstrations.
La surévaluation de la généralité de l’opinion est d’abord le produit de la relation d’enquête. Comment sont interrogés les sondés ? La plupart des sondages sont effectués par téléphone, et de plus en plus en ligne, à la suite de la difficulté croissante à trouver des sondés. Trouver des gens qui acceptent conduit forcément à surévaluer la capacité ou la disposition à dire son opinion. Pour accepter de répondre à un enquêteur, plus souvent une enquêtrice, il faut supposer avoir quelque chose à dire. Le sondé n’aurait-il rien à dire, il s’est placé lui-même dans la situation d’obligation de répondre, de ce qu’on pourrait appeler le devoir d’opinion – assez proche d’une relation pédagogique, sauf qu’il met en œuvre un risque de honte ou de perdre la face faute d’avoir réponse à tout.
Si le sondé avoue ne pas avoir d’opinion, les consignes de l’enquêteur lui intiment de pousser à la réponse en répétant, en encourageant son interlocuteur. Autre mécanisme d’incitation à forcer les réponses, cette condition pour être rémunéré de ne pas recourir plus de trois fois à la non-réponse. Une sorte de joker que les enquêteurs essaient de repousser à la fin des questionnaires pour ne pas échouer. Si un sondé déclare ne pas avoir d’opinion sur le sujet, l’enquêteur prétend alors ne pas avoir cette case sur son écran d’ordinateur.
A l’opposé de cet alibi technique, la relation d’enquête entre un travailleur précaire et un enquêté bienveillant conduit à jouer de ressorts affectifs. L’enquêteur joue souvent du sentiment pour obtenir une réponse, allant jusqu’à supplier en évoquant explicitement le fait d’être payé ou pas selon la bonne volonté du sondé : petit chantage affectif de l’enquête. Les sondés sont généralement compatissants, une fois la relation établie. Enfin, il faut bien évoquer la pratique banale du bidonnage, puisque c’est le seul moyen, pour des travailleurs précaires sous-payés, de gagner modestement leur vie. On est bien loin de la légende d’enquêteurs heureux de contacter des sondés qui leur disent tout leur bonheur d’être enfin interrogés. Un propos de sondeurs qui avait d’autant moins de chances d’être démenti que l’on n’invitait guère dans les médias les critiques et les enquêteurs. Les premiers étaient accusés de mentir quand ils évoquaient une hausse des refus de répondre aux enquêtes d’opinion, et les seconds n’avaient pas travaillé dans une bonne entreprise, comme l’était forcément celle du sondeur invité à s’exprimer.
Quant à l’enquête en ligne, il suffit de dire que le questionnaire est auto-administré, selon le terme consacré. L’internaute volontaire se doute qu’il n’a aucune chance d’obtenir les gratifications promises s’il multiplie les non-réponses… Comment pourrait-il ne pas comprendre qu’on le sollicite pour qu’il donne des opinions ? On sait qu’il se comporte d’ailleurs largement en stratège pour maximiser ses chances de gagner. Et il n’y a effectivement pas, ou très peu de non-réponses dans ces questionnaires en ligne. Le résultat manifestement erroné sur tous les sujets, mais dont l’erreur apparaît manifestement sur des questions électorales : il n’y a pas d’abstentions.
Il est juste d’affirmer que les sondages fabriquent de plus en plus l’opinion. Depuis l’article de Pierre Bourdieu « L’opinion publique n’existe pas », on savait que les sondages agrégeaient des opinions inégalement constituées allant de l’opinion mobilisée jusqu’au simple artefact. Les prudences d’antan on été oubliées. Aujourd’hui, il s’agit seulement de donner des chiffres. Peu importe leur valeur. On ne peut assimiler la prolifération de mesures aussi falsifiées avec une « démocratie d’opinion » sans une immense crédulité. On ne s’intéresse que depuis peu à la réalité du travail d’enquête [1]. Il faut vouloir croire pour ne pas perdre sa foi dans les sondages. En même temps, on comprend mieux l’effort des sondeurs pour contrôler les médias. Dans cette lutte, politique s’il en est, il s’agit d’empêcher les critiques de s’exprimer, de les déconsidérer, de les encadrer, de les circonvenir.
Il faut un présupposé d’universalité de l’opinion : tout le monde en aurait une sur tous les sujets. Tant pis si c’est manifestement faux. C’est un dogme auquel il est difficile de s’attaquer, sauf à être taxé d’hostilité à la démocratie, de même que discuter les dogmes religieux dans un temps passé exposait aux bûchers de l’Inquisition. On risque aujourd’hui beaucoup moins. Le dogme de l’universalité conduit aux interrogations les plus surprenantes pour peu que l’on rompe avec l’évidence de la banalité. Ainsi, en pleine affaire du Mediator, ce médicament du laboratoire Servier accusé d’avoir tué plusieurs centaines de personnes, on interrogeait des sondés sur les responsabilités quelques jours avant que l’IGAS rende son rapport. On objectera qu’il ne s’agissait pas de substituer un rapport d’opinion à une enquête d’experts : il n’empêche. En voulant évaluer le sentiment public, pour vendre du papier, pour les conseils en communication politique, on fait comme si les registres vulgaires et experts étaient homologues. D’ailleurs, des sondages peuvent se permettre de soumettre le jugement des experts à la non-expertise des sondés. On peut continuer à interroger sur le Mediator des gens qui n’ont pas lu le rapport de l’IGAS, comme on peut interroger sur le réchauffement climatique des sondés qui ne savent pas ce qu’est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Il ne s’agit pas d’opposer un principe de compétence scientifique à un principe démocratique, mais de marquer combien le principe d’opinion s’immisce dans des sujets qui relèvent d’autres registres. Les scandales offrent un autre exemple de la confusion. Dans l’affaire Woerth-Bettencourt, les sondeurs ont demandé à leurs échantillons représentatifs si le ministre Eric Woerth devait démissionner ; question reproduite pour les vacances en Tunisie de Michèle Alliot-Marie. On pourrait penser que c’est une affaire de droit et de responsabilité politique. En faire une affaire d’opinion est sans doute intéressant pour les politiques et les commentateurs, mais tend à objectiver un droit d’opinion équivalent à tout autre autorité.
On ne s’étonnera pas alors de l’invocation généralisée de l’opinion dans les commentaires journalistiques. Le point de vue se fonde alors sur la souveraineté de l’opinion collective. Chacun peut en tirer une conséquence pour soi, avec la souveraineté de l’opinion personnelle qui se déploie à longueur de forums Internet où tant de réactions ne s’encombrent ni de justification ni de démonstration : c’est ainsi parce que je le pense. Dans d’autres arènes, même savantes, des interventions commencent facilement par des formules qui indiquent moins la prudence que la légitimité du jugement. « Moi, je crois », « moi, je pense », amorcent les points de vue les plus catégoriques. Ils n’ont pas besoin de se fonder en raison. Le régime d’opinion est une expression non pas démocratique mais plutôt narcissique, qu’un slogan publicitaire avait décliné par cette formule : « Parce que je le vaux bien ». Ce régime est une nouvelle forme d’obscurantisme, puisqu’il suffit de croire pour s’opposer à toutes les démarches de la raison.
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