par Guy Lavigerie
Quatre-vingt-une photos couleur de grandes dimensions, dont trente-cinq paysages et quarante-six portraits et compositions (couples de frères, de sœurs, homme à l’enfant, femme à l’enfant…). Une particularité : paysages et sujets ont cessé de brûler, de fumer et de saigner. Ils portent les marques d’armes de destruction moderne.
Voici le vestige d’un hôtel-restaurant au nord de la ville. La lumière adoucie par le coucher du soleil donne à l’ensemble une unité de ton. Sable ocre-rouge, gris de la mer, bleu de certaines parois, de quelques carreaux de faïence et d’étroites colonnes, blanc rosé des murs au dehors et blanc des murs intérieurs. Pas de trace de vie. Des lieux béants comme un théâtre antique vide et ruiné, avec en toile de fond la mer paisible et grise. Au premier plan, un terre-plein circulaire avec une rare et rase herbe sauvage et verte tient le spectateur à distance de l’immeuble détruit.
Cette autre photo en plan large représente des maisons en ruine à Rafat. La destruction a mis en scène de larges plaques de béton effondrées dessinant une courbe convexe au premier plan du paysage.
Celle-ci donne à voir les vestiges d’une ancienne maison dans le quartier d’Al Salma. La scène est au soleil couchant. La courbe du premier plan est tracée dans la terre par le sillon de gros engins tracteurs.
Une autre maison en ruine dans le quartier d’Izbet Abed Rabbou : les pans de béton y sont suspendus ou encore debout. Certains supportent les couleurs orientales bleu, vert, rose, de cloisons tournées vers l’extérieur par le génie d’un obus destructeur.
Là une œuvre dont le titre désigne une maison proche de la frontière, dans le quartier de Chejaya. La formidable brisure des lignes de l’objet photographié l’emporte sur la réalité de la destruction qui souffla les dalles porteuses de colonnes en béton armé. Aux extrémités des colonnes, les fers lancent des appels au ciel. Vulcain est-il l’auteur de cet ouvrage ? Si ce n’est le dieu des matières fusibles, quelle force technologique a permis cet exploit ? Et pourquoi l’auteur de cette abstraction concrète n’en revendique-t-il pas les droits ?
Est-ce un portrait ou une composition ? On ne saurait comparer cette image au portrait, « effigie de buste grandeur nature » [1], du soldat américain Rick Yarosh, réalisé par Matthew Mitchell et exposé en août 2009 à la National Portrait Gallery de Washington. Le cas de Yachia Al-Adham, 23 ans, marié en mai après avoir été défiguré en janvier, les yeux et le nez détruits, offre-t-il alors un sujet si différent de celui qu’une photographe américaine réalisa [2] avec un autre jeune ancien soldat américain en Irak, aveugle et défiguré, posant en studio pour fixer une image officielle de mariage aux côtés de sa femme, jeune aussi, tournant vers l’objectif un regard plein d’effroi ? En effet, la photo ayant pour sujet Yachia Al-Adam diffère par le décor où la scène se passe, devant un mur de parpaings distordu, avec un dallage de terre cuite à même la terre d’enceinte de la maison ouverte. On voit le long du mur, derrière le jeune homme assis sur une chaise, des débris végétaux, une section de tube de plastique gris, un tissu vert ; et blanc un sac de nourriture provenant de l’aide internationale. Elle diffère aussi par l’absence de drapeau, par le costume que porte le jeune homme : sandales aux pieds nus, pantalon de survêtement en nylon, veste Nike, tee-shirt gris portant une inscription qu’on peut lire en partie. Elle diffère encore par le fait qu’il est seul au centre et qu’il tient entre ses jambes une canne rustique au pommeau largement recourbé.
Ici les vestiges d’une résidence de vacances autrefois utilisée par le gouvernement palestinien sur la côte. C’est une œuvre réellement picturale. Au premier plan, une première ligne de bris de brique rouge le long d’un mur de soutènement couvert de carreaux de faïence bleu piscine. Puis de nouveau une ligne rouge de débris de brique, une allée plantée de quatre palmiers assoiffés et jonchée de petits morceaux de béton. Au troisième plan un mur blanc marque la limite derrière laquelle, en perspective et au centre de la photo, deux hommes se tiennent debout sur une langue de béton, saillante parmi les ruines, sur le fond bleu du ciel. On pense à deux plongeurs en méditation.
Vu cette maison détruite dans le quartier d’Al Salam, en forme de vaisseau lunaire par la seule grâce de la bombe qui la sculpta ainsi, ou par le regard de l’enfant tête en l’air qui s’accroche à un fer de béton descendu du « mobile » suspendu au plafond.
Autre sujet, cette femme, Heba, 24 ans, comme une « Olympia » de Manet vous regarde si fermement dans les yeux, le visage ceint d’un voile aux tons harmonieux et doux mauve et vert, sur fond d’une tenture rouge. Seuls sont nus son visage, sa main gauche au premier plan à plat sur le tissu fleuri du lit, et la chair de sa cuisse estropiée contrastant avec le noir profond de sa tunique brodée. En appui contre le mur tendu de rouge, au fond à gauche, la forme grise d’une béquille médicale.
Les photos sont de Kai Wiedenhöfer, un photographe allemand influencé entre autres par August Sander. Il met en avant l’aspect documentaire de son travail. Certains, à Paris, ont vu dans ces photos un insupportable travail partisan et ont prétendu interdire l’expo au nom de leur combat violent contre l’antisionisme qu’ils confondent avec l’antisémitisme. Ils sont venus, ils n’ont rien vu, ils ont fait assaut d’inculture.
Guy Lavigerie est metteur en scène.
Notes
[1] « Le portrait d’un ancien soldat défiguré en Irak exposé dans un musée de Washington », LePoint.fr, 26 octobre 2009.[2] Etait-ce en 2007, l’année où Libération publia la photo pleine page ?
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