Au Laos, novembre a donné lieu à des réjouissances doubles : le festival annuel de Vientiane – boun that luang – s’est coulé dans la célébration des 450 ans de la capitale. L’anniversaire n’a guère attiré l’attention : petit Etat et petites ressources impliquent petite considération médiatique. L’événement n’est pourtant pas dépourvu de signification ; il est même le premier à inscrire l’ancien protectorat français (1893-1954) dans le « temps long » de l’histoire universelle.
Le Vietnam, pays frère avec lequel le Laos est lié par un accord d’amitié et de coopération signé en juillet 1977, a montré la voie : difficile de ne pas rapprocher les 450 ans de Vientiane des 1 000 ans de Hanoï, célébrés en octobre. On se souvient des temps forts de cet anniversaire, orchestrés dans la classique tradition communiste : une cérémonie d’ouverture tracée au cordeau, le 1er octobre, sur l’esplanade Lý Thái Tô ; le meeting et le défilé militaire rassemblant trente mille participants, le matin du 10, pour la procession vers le mausolée de Hô Chi Minh, suivie du salut au drapeau ainsi que du lâcher de ballons et de colombes ; la cérémonie de clôture, le soir même, au stade My Dình, avec spectacle son et lumière et feux d’artifice grandioses. Des foules énormes, dans le centre-ville, congestionnaient chaque soir un trafic déjà saturé en temps ordinaire. C’est peu dire que l’iconographie et les thèmes de cette manifestation, planifiée de longue date, jurent avec certaines des valeurs du régime.
Il peut paraître étrange, en effet, dans la capitale de la République socialiste du Vietnam, « Etat de droit socialiste du peuple, par le peuple et pour le peuple (...) dont la base est constituée par l’alliance de la classe ouvrière avec le paysannat et l’intelligentsia » (article 2 de la Constitution), de voir partout des portraits stylisés, rouges, de l’empereur Lý Thái Tô, lequel, dit-on, transféra en 1010 la capitale sur son site actuel, et la nomma Thang Long, « ville du dragon qui s’élève ». Imagine-t-on, en République française, Paris envahi d’affiches d’un Louis quelconque, ces Louis dont tout écolier apprend que la préoccupation n’était pas précisément de régner « par le peuple et pour le peuple » ?
Pareille contradiction n’a pas cours dans le Vietnam contemporain. La statue de Lý Thái Tô a été érigée en 2004, en bordure du très populaire lac Hoàn Kiêm. Elle est régulièrement fleurie et encensée, les Hanoïens lui vouant un culte similaire à celui de leurs génies nationaux. A ce fonds de croyances populaires, le Parti n’objecte pas que se greffent des résistants et héros patriotes. Il peut ainsi faire édifier en même temps deux statues, l’une représentant Hô Chi Minh et l’ancien président Tôn Dúc Tháng, et l’autre dédiée à Gióng, une figure légendaire – des bronzes de plusieurs mètres et dizaines de tonnes.
Revisiter l’histoire
Depuis la victoire des communistes en 1975, l’épopée historique du Vietnam ne commençait vraiment qu’avec la critique des errements féodaux au XIXe siècle. Puis elle se concentrait sur la lutte contre les colonisateurs français et les impérialistes américains, au XXe. Elle s’étoffe à présent de plusieurs siècles. Les dynastes des temps jadis sont présentés comme des modèles ayant garanti au pays son indépendance et sa continuité.Les spécialistes sont quelque peu sceptiques devant les contorsions qu’un tel discours nécessite. Dans un colloque sur l’avenir de la ville tenu début octobre, l’historien Duong Trung Quôc y rappelait que Hanoï ne porte ce nom que depuis 1831. Supplantée comme capitale par Huê au XVIIIe siècle, périclitant au XIXe, elle ne doit qu’aux Français de recouvrer son ancien lustre, à partir de 1888. C’est même l’architecte Ernest Hébrard, ses plans d’urbanisme des années 1920 et son style indochinois qui enfantent le Hanoï contemporain. Olivier Tessier, maître de conférences à l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), tout en soulignant que « la réintroduction du passé impérial n’est pas la moindre des figures de style du pouvoir », indique un point de levier dans le renouveau idéologique en cours : « Hanoï fut toujours une capitale essentiellement politique, car il n’y a pas de tradition urbaine vietnamienne : contrairement à la Chine, le pays n’a jamais disposé d’un réseau de villes. De son balcon, l’empereur voit les rizières, en quelque sorte. Du fait de l’absence de structures intermédiaires, l’empereur est censément perçu comme proche du peuple. L’image que le pouvoir vietnamien actuel veut renvoyer, défalquée du dogme communiste, est celle de la proximité : l’oncle Hô, comme jadis l’empereur, sont des gens simples, des hommes ordinaires, des passeurs. Le dirigeant est un individu normal. Selon le canon de la tradition méritocratique confucéenne, n’importe qui peut accéder aux fonctions les plus élevées. Une conception où le mérite produit du mérite, du moins en théorie. »
Identité au Laos, puissance au Vietnam
Différences de taille, d’histoire et d’ambitions obligent, les voisins frères ne revisitent pas leur passé de la même façon. Pour asseoir l’identité du Laos dans le temps long, il est nécessaire de surmonter une difficulté : la République démocratique populaire lao (RDPL) exalte depuis sa création – là encore, en 1975 – la lutte de libération nationale, qui légitime les anciens combattants-camarades et, par ricochet, le parti unique au pouvoir. Mais c’est le colonisateur français qui a soustrait ce qui deviendra le Laos à l’impérialisme siamois (thaïlandais) : pour des raisons militaires, culturelles et linguistiques, les Siamois considéraient les territoires situés à l’est du Mékong comme une dépendance. Les officiels laotiens d’aujourd’hui semblent donc vouloir démêler les multiples lignages royaux du pays pour retisser le lien ténu qui les attache au royaume du Lan Xang, indépendant des Siamois et puissant jusqu’au XVIIe siècle, et dont ils se présentent comme les héritiers. La manœuvre se heurte à quelques difficultés, que résume le chercheur danois Søren Ivarsson : « En termes de structures étatiques, la perception d’une histoire continue du Laos – s’étendant du royaume du Lan Xang jusqu’à l’Etat moderne – est perturbée par un problème majeur de discontinuité. D’abord, la division du Lan Xang en trois royaumes au début du XVIIIe siècle a marqué la fin d’une structure politique unifiée. Ensuite, de ces trois royaumes, seul celui de Luang Prabang a survécu en tant qu’entité politique avant d’être incorporé dans le Laos français [1].Dans ces conditions, que les autorités insistent sur l’année 1560 comme date du transfert de la capitale à Vientiane, par le roi Setthatirat, prend tout son sens idéologique : le « problème majeur de discontinuité » est gommé ; à l’histoire récente est surimposée l’histoire ancienne. Pour cet anniversaire des 450 ans, la Banque centrale met en circulation un billet de 100 000 kips – nouvelle plus grosse coupure laotienne (environ 9 euros) – où figure en bonne place le roi Setthatirat. Jusqu’à présent, sur les billets de banque figurait en grand Kaysone Phomvihane, secrétaire général du Parti de 1955 à sa mort en 1992, dans un style iconographique propre aux régimes communistes. Le chercheur allemand Oliver Tappe, du Max Planck Institute for Social Anthropology, peut en conclure que « le nouveau billet de 100 000 kips illustre les tendances récentes des politiques d’identité nationale au Laos : une recherche d’ancêtres (banphabulut) dans le royaume historique du Lan Xang et un usage croissant de la royauté bouddhiste. (...) On y voit d’autres motifs : le dok champa, la « fleur nationale » du Laos, et le naga, divinité protectrice dans la tradition bouddhiste laotienne. Ce billet de banque présente une image allégorique de la nation laotienne, fondée sur le patrimoine culturel et politique d’une civilisation ethniquement lao et bouddhiste ».
Des coups de brosse ont également été donnés à la figure de Chao Anouvong, qui régnait au moment du sac de Vientiane par les Siamois en 1828. Le roi possédait une rue à son nom. Il a maintenant un parc. Le gouvernement lui a érigé une statue, puis a organisé une cérémonie mi-bouddhiste, mi-animiste à l’occasion du moulage de la tête, en présence du président de la République, M. Choummaly Sayasone. Si personne ne s’étonne que le Laos affirme de plus en plus sa bouddhéité (une imposante statue du Maître est en cours d’édification près du That Luang, le monument symbole du pays), le retour des rois s’opère sans que le sort du dernier monarque, Savang Vatthana, mort dans un camp d’internement en 1978, puisse encore être évoqué.
Beaucoup mieux assuré de sa continuité, en dépit des divisions Nord-Sud qui l’ont régulièrement marqué, le Vietnam, on l’a vu, retravaille lui aussi son histoire longue. Le faste des 1 000 ans de Hanoï témoigne d’une assurance nouvelle. Fort de succès diplomatiques récents, et notamment d’une présidence annuelle de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (en anglais, Asean) qui l’a placé au centre de l’attention des experts militaires en juillet et octobre ; encouragé par son dynamisme économique et les investissements étrangers massifs ; soutenu par une démographie favorable (43,3 % des 86 millions d’habitants ont moins de 25 ans), le gouvernement donne de la voix. Il a par exemple obtenu de la Thaïlande, pour la première fois, qu’elle annule la tenue sur son sol d’une conférence sur la violation des droits humains au Vietnam ; ou encore, à l’occasion du millénaire de la capitale, et grâce à un acharné travail de lobbying, il a acquis l’inscription d’une citadelle édifiée en 1805 sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, célébrée en grande pompe le matin du 1er octobre. L’édifice peine pourtant à impressionner. Mais il faut se laisser convaincre que les fouilles menées depuis 2002 par l’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences sociales du Vietnam ont mis au jour des vestiges d’une importance cruciale... Olivier Tessier les présente ainsi : « Du point de vue vietnamien, ces découvertes représentent, enfin !, si j’ose dire, les témoignages matériels irréfutables de la grandeur de l’histoire précoloniale, d’une histoire nationale produite et maîtrisée par les Vietnamiens eux-mêmes. Plus de mille ans d’histoire compressés dans cinq mètres d’épaisseur de terre. Les preuves matérielles de l’existence de Hanoï comme capitale politique et centre culturel du pays, d’un pays exclusivement rural. »
Ces festivités, voulues, organisées et vantées par le pouvoir, ont connu quelques couacs montant d’en bas. Ainsi à Hanoï, des débats sur les coûts des célébrations – 60 millions de dollars ? –, sur un accident pyrotechnique – vite étouffé – qui a coûté la vie à plusieurs personnes, sur le nombre décevant de visiteurs, en dépit des chiffres officiels constamment réaffirmés... mais peut-être plus encore sur la ségrégation de fait qui s’est opérée entre des officiels escortés et les gens ordinaires, privés d’accès aux endroits symboliques : car, pour le peuple, il y a la télévision. A Vientiane, où les voix critiques s’élèvent pourtant rarement, les travaux de la nouvelle porte d’entrée et l’aménagement d’un parc autour du That Luang ont été suspendus après des protestations de riverains. On ne touche qu’avec des pincettes au monument bouddhiste national.
Mais, si la fête pouvait sembler quelque peu forcée, on ne lui contestera ni l’adhésion populaire, ni les moyens d’imposer son discours : aucune proposition alternative ne concurrence ces affirmations identitaires, effectuées dans un contexte économique porteur. Le produit intérieur brut (PIB) de Hanoï croît de 11% en moyenne depuis dix ans ; le PIB par habitant y est passé de 900 dollars en 2000 à 1 760 dollars en 2010. La ville, dont la superficie a triplé en 2008 et qui compte à présent plus de 6 millions d’habitants, contribue à 18% du PIB national et à 20% du budget. Vientiane, quant à elle, s’enorgueillit d’avoir accueilli en 2009 les Jeux de l’Asie du Sud-Est (SEA Games) et d’être la capitale d’un pays à forte croissance économique, qui planifie 8 % de hausse par an jusqu’en 2015...
N’assiste-t-on pas à la (re)naissance d’entités politiques proprement asiatiques ? Qui s’étonnerait si, bientôt, le poète célébrait la ville aimée, Hanoï, avec les accents du Psalmiste : « Mille ans devant tes yeux sont comme le jour d’hier, qui a passé » ?
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