Source : http://www.monde-diplomatique.fr
09/2012
English : Syria, field media battle
Comment rendre compte d’un soulèvement qui dure depuis dix-huit mois, alors que l’accès au terrain est périlleux ? Si la férocité du régime ne fait aucun doute, la manière dont certains médias relaient, sans les vérifier, les communiqués de tel ou tel groupe d’opposition et occultent le jeu de puissances comme l’Arabie saoudite, les Etats-Unis ou la Turquie relève plus de la propagande que de l’information.
En Syrie, « les armes chimiques sont sous surveillance », informe Le Figaro (22 juillet 2012) ; « des forces spéciales américaines ont été déployées pour prévenir leur dispersion ». Et un diplomate en poste en Jordanie avertit : « C’est la menace des armes chimiques qui peut déclencher une intervention américaine ciblée. »
Nous voilà donc replongés avec Damas, à quelques nuances près, dans le
scénario écrit pour Bagdad dix ans plus tôt. M. Bachar Al-Assad
lâchera-t-il ses armes de destruction massive sur son opposition ? L’accusation est pourtant déjà vieille de plusieurs mois : « Des tueurs d’Assad [ont] lancé
dans la région d’Al-Rastan, non loin de la ville rebelle de Homs, des
opérations aériennes avec utilisation de gaz toxiques », rapportait dès septembre 2011 le site de Bernard-Henri Lévy (1).
« [Nous avons] entendu cette affirmation de dizaines d’interlocuteurs dans la province de Hama, écrivait l’Agence France-Presse (AFP), avec une prudence exceptionnelle, le 27 juillet 2012. Mais, en dépit d’une semaine de recherches, aucun chef rebelle, chef de tribu, médecin, simple combattant ou civil n’a pu produire de preuve irréfutable. » La guerre en Syrie, conclut la dépêche, « est aussi celle de l’information et de la désinformation ».
29 janvier 2012. L’intox est partie d’un compte Twitter (@Damascustweets) appartenant à « des militants proches de l’opposition (2) » : M. Al-Assad aurait fui la Syrie. Le palais présidentiel serait encerclé par l’Armée syrienne libre (ASL), et le dictateur acculé aurait tenté de rejoindre l’aéroport international de la capitale avec femme, enfants et bagages pour se réfugier à Moscou. Invérifiable, la « rumeur » n’est pourtant « pas sans fondement », assure le site Internet du Nouvel Observateur : « Selon le correspondant de la BBC au Moyen-Orient, Jeremy Bowen, l’ASL n’est plus qu’à trente minutes du palais présidentiel de Bachar Al-Assad. Une situation militaire qui pourrait pousser le dictateur à la fuite (3)... »
18 juillet 2012. Tandis qu’une nouvelle offensive des rebelles entraîne des affrontements d’une intensité inédite à Damas, une bombe explose au quartier général de la Sécurité nationale, tuant notamment le ministre de la défense ainsi qu’Assef Chaoukat, beau-frère de M. Al-Assad. Sur les chaînes d’information françaises, les représentants de l’opposition, essentiellement issus du Conseil national syrien (CNS), commentent l’événement en direct. Le régime, croit-on, vit ses derniers jours, voire ses dernières heures. « Oui, nous pouvons dire que c’est le début de la fin », estime Mme Randa Kassis (4), présidente de la Coalition des forces laïques et démocratiques syriennes, membre du CNS. Des sources anonymes, citées par le quotidien britannique The Guardian, affirment que M. Al-Assad en personne a été blessé lors de l’attaque. Son épouse a une fois encore pris l’avion pour Moscou. L’ASL ainsi qu’un groupuscule islamiste revendiquent l’attentat, tandis que le régime y voit la main des « puissances étrangères » soutenant l’opposition armée (Turquie, Qatar, Arabie saoudite...).
Tout compte fait indemne, M. Al-Assad acceptera de « partir » deux jours plus tard, « mais d’une façon civilisée ». C’est une dépêche de l’AFP qui l’annonce, le 20 juillet peu avant 9 heures. Confirmé une trentaine de minutes plus tard par le concurrent britannique Reuters, le « scoop » reprend en réalité un entretien accordé à Radio France Internationale (RFI) par l’ambassadeur de Russie en France. Qui n’annonçait en aucun cas le départ de M. Al-Assad, mais se contentait de rappeler l’engagement pris par la Syrie le 30 juin à Genève d’aller « vers un régime plus démocratique »…
La démocratie, voilà ce pour quoi se battent les Syriens depuis le soulèvement de mars 2011, réprimé avec une brutalité et une cruauté largement documentées (5). Mais le conflit se livre aussi sur le terrain médiatique ; une guerre que taisent la plupart des organes de presse occidentaux. Certes, la réalité du terrain est particulièrement difficile à percevoir. Le régime accorde ses visas au compte-gouttes. Ceux qui réussissent, au péril de leur vie, à rejoindre les insurgés empruntent tous ou presque les mêmes filières de l’ASL ; leurs récits épousent ensuite le storytelling développé par cette même ASL ainsi que par ses parrains turcs, saoudiens et qataris : un régime barbare écrase dans le sang des manifestations pacifiques, défendues par des militants prodémocratie riches en courage mais pauvres en armes, munitions, médicaments…
Quant aux quelques journalistes ayant accepté l’invitation du régime (6) de M. Al-Assad, ils racontent sans surprise des histoires radicalement différentes : celles de cadavres de soldats atrocement mutilés qui s’entassent dans les morgues des hôpitaux, de minorités (chrétiennes, alaouite, etc.) terrorisées par des bandes armées ne menant pas une guerre de libération, mais une guérilla confessionnelle soutenue par les pétromonarchies du Golfe.
Embarrassante pour l’opposition armée, la présence en Syrie de groupes djihadistes, dont certains se réclament d’Al-Qaida, est désormais avérée. Une raison de plus, martèle Libération (6 août 2012), pour « aider politiquement et militairement » les insurgés, « ne serait-ce que pour ne pas laisser le champ libre et la victoire finale aux islamistes ».
Séparer le bon grain révolutionnaire de l’ivraie djihadiste s’avère parfois délicat. Abou Hajjar, « moudjahid qui a quitté la région parisienne il y a quatre mois pour participer au soulèvement contre le régime de Bachar Al-Assad », se définit comme un « activiste islamiste, et non pas comme un djihadiste proche d’Al-Qaida ». Témoignant dans les colonnes du Figaro, il jure que les « minorités chrétiennes ou alaouite », qui soutiennent majoritairement le régime, « seront représentées au Parlement » dans la Syrie de demain (7). Tout en indiquant avoir ouvert un « bureau de la prédication » dans le village de Sarjeh pour diffuser les « livres interdits » d’Ibn Taymiyya, un « grand théoricien du djihad », rappelle Le Figaro, sans préciser qu’il est aussi l’auteur d’une fatwa appelant à la guerre sainte contre les alaouites.
Mais ces quelques témoignages n’entament pas la trame de la dramaturgie syrienne : pilonnage de Homs, massacre de Houla, mort des journalistes Marie Colvin, Rémi Ochlik et Gilles Jacquier — dont il semble maintenant qu’il ait été tué par des tirs provenant des positions rebelles. Une poignée d’acteurs dominent la narration du conflit. Parmi eux, les principales chaînes satellitaires du Proche-Orient, dont Al-Arabiya et Al-Jazira, propriété des deux poids lourds de la Ligue arabe, nouveau haut-parleur de la diplomatie du Golfe : l’Arabie saoudite et le Qatar. Ces monarchies absolues, qui ne s’appuient sur aucune légitimité démocratique tout en promouvant la « liberté » chez leurs voisins, mènent une « guerre froide régionale » à la Syrie, dernier régime arabe participant, selon elles, à l’« arc chiite » qui s’étendrait de Beyrouth à Bagdad, en faisant vaciller Bahreïn.
Ces chaînes bénéficient d’un a priori bienveillant quant à la fiabilité des informations qu’elles diffusent, si fantaisistes soient-elles. Ainsi l’essayiste Caroline Fourest écrit-elle dans Le Monde (25 février 2012) : « D’après Al-Arabiya, des opposants au régime iranien affirment que leur gouvernement a fourni un four crématoire à son allié syrien. Installé dans la zone industrielle d’Alep, il tournerait à plein régime… Pour brûler les cadavres des opposants ? »
L’AFP a en tout cas décerné à l’OSDH le statut de source incontournable, comme le détaille Ezzedine Said : « La première utilisation de l’OSDH date de novembre 2006. Cette organisation s’est montrée fiable et crédible dans le passé, raison pour laquelle nous continuons à l’utiliser. » Le rédacteur en chef de l’antenne de Nicosie, à Chypre, où sont centralisées les dépêches sur le Proche-Orient, reconnaît néanmoins que « nos journalistes n’ont pratiquement aucun contact avec les correspondants de cette organisation sur le terrain. Ceux qui sont en poste à Damas ne peuvent pas travailler librement. Ils ne sont pas en mesure de donner une vision d’ensemble de la situation dans le pays. L’OSDH, qui ne s’engage jamais politiquement dans ses communiqués, n’est pas une source parfaite. Mais c’est celle qui donne les chiffres les moins fantaisistes sur le nombre de morts sur le terrain ». A l’AFP, certains ne cachent pas leur malaise : « Nous savons parfaitement que l’OSDH n’est pas fiable, déplore un grand reporter du service international. Mais nous continuons quand même à diffuser ses chiffres. Quand on interroge la direction, sa réponse est toujours la même : “Vous avez probablement raison, mais les autres agences font la même chose. Et notre secteur est très concurrentiel.” »
La manière dont l’OSDH a par exemple couvert le massacre de Houla pose question sur son impartialité revendiquée, de même que sur la fiabilité de ses correspondants. Le 25 mai 2012, à Houla, cent huit personnes ont bien été tuées. Les corps de quarante-neuf enfants et trente-quatre femmes gisent dans cette localité regroupant plusieurs villages et située au nord de la ville de Homs. Dans un communiqué daté du 26 mai et relayé par l’AFP, l’OSDH rapporte dans un premier temps la mort de quatre-vingt-dix personnes, tuées dans des bombardements. Les observateurs mandatés par l’Organisation des Nations unies (ONU) et la Ligue arabe affirmeront, le 29 mai, que la plupart des victimes ont été exécutées à l’arme blanche. Les Nations unies révèlent le même jour que le secteur du massacre était tenu par des forces de la rébellion.
Un rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU publié le 16 août impute finalement « la plupart » des morts aux forces gouvernementales, même si ses enquêteurs n’ont pas pu se rendre sur place et ne sont pas en mesure de « déterminer l’identité des auteurs » du massacre. Ce qui n’a pas empêché le rapport initial de l’OSDH d’être largement diffusé et exploité par la diplomatie française pour faire plier la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU : « Le massacre de Houla peut faire évoluer les esprits », espérait le ministre des affaires étrangères, M. Laurent Fabius, dans un entretien au Monde (29 mai 2012).
Mme Donatella Rovera, qui travaille pour Amnesty International, s’est rendue clandestinement en Syrie durant trois semaines, en avril et en mai derniers, pour essayer d’établir un bilan humain du conflit. Elle pointe la difficulté d’une telle entreprise : « Les hôpitaux ne sont pas des sources fiables, car les blessés ne peuvent pas s’y rendre sans se faire arrêter par les forces de sécurité. Je me trouvais à Alep lors d’une opération massive de l’armée. J’ai vu les petites antennes médicales de fortune installées dans des appartements où des médecins sous-équipés tentaient de soulager les blessés. Dans ces conditions, les bilans sont plus simples à établir. Quand on arrive après les faits, il faut recueillir les témoignages des survivants, des voisins, relever des indices laissés sur le terrain comme des éclats d’obus ou des traces de balles sur les murs. » Et de souligner qu’il est « possible de travailler de l’extérieur du pays, mais des difficultés supplémentaires se présentent alors. Notamment sur la fiabilité de sources que l’on connaît mal et qui peuvent être tentées de nous manipuler ».
Fin juillet, Amnesty International dénombrait douze mille tués, contre dix-neuf mille pour l’OSDH. La rigueur dont prétend faire preuve l’organisation non gouvernementale contraste avec les chiffres avancés par M. Abdel Rahmane. Surtout, elle n’est pas compatible avec la dictature de l’instantané qui conditionne l’économie médiatique, et en particulier ses réseaux numériques.
« [Nous avons] entendu cette affirmation de dizaines d’interlocuteurs dans la province de Hama, écrivait l’Agence France-Presse (AFP), avec une prudence exceptionnelle, le 27 juillet 2012. Mais, en dépit d’une semaine de recherches, aucun chef rebelle, chef de tribu, médecin, simple combattant ou civil n’a pu produire de preuve irréfutable. » La guerre en Syrie, conclut la dépêche, « est aussi celle de l’information et de la désinformation ».
29 janvier 2012. L’intox est partie d’un compte Twitter (@Damascustweets) appartenant à « des militants proches de l’opposition (2) » : M. Al-Assad aurait fui la Syrie. Le palais présidentiel serait encerclé par l’Armée syrienne libre (ASL), et le dictateur acculé aurait tenté de rejoindre l’aéroport international de la capitale avec femme, enfants et bagages pour se réfugier à Moscou. Invérifiable, la « rumeur » n’est pourtant « pas sans fondement », assure le site Internet du Nouvel Observateur : « Selon le correspondant de la BBC au Moyen-Orient, Jeremy Bowen, l’ASL n’est plus qu’à trente minutes du palais présidentiel de Bachar Al-Assad. Une situation militaire qui pourrait pousser le dictateur à la fuite (3)... »
18 juillet 2012. Tandis qu’une nouvelle offensive des rebelles entraîne des affrontements d’une intensité inédite à Damas, une bombe explose au quartier général de la Sécurité nationale, tuant notamment le ministre de la défense ainsi qu’Assef Chaoukat, beau-frère de M. Al-Assad. Sur les chaînes d’information françaises, les représentants de l’opposition, essentiellement issus du Conseil national syrien (CNS), commentent l’événement en direct. Le régime, croit-on, vit ses derniers jours, voire ses dernières heures. « Oui, nous pouvons dire que c’est le début de la fin », estime Mme Randa Kassis (4), présidente de la Coalition des forces laïques et démocratiques syriennes, membre du CNS. Des sources anonymes, citées par le quotidien britannique The Guardian, affirment que M. Al-Assad en personne a été blessé lors de l’attaque. Son épouse a une fois encore pris l’avion pour Moscou. L’ASL ainsi qu’un groupuscule islamiste revendiquent l’attentat, tandis que le régime y voit la main des « puissances étrangères » soutenant l’opposition armée (Turquie, Qatar, Arabie saoudite...).
Tout compte fait indemne, M. Al-Assad acceptera de « partir » deux jours plus tard, « mais d’une façon civilisée ». C’est une dépêche de l’AFP qui l’annonce, le 20 juillet peu avant 9 heures. Confirmé une trentaine de minutes plus tard par le concurrent britannique Reuters, le « scoop » reprend en réalité un entretien accordé à Radio France Internationale (RFI) par l’ambassadeur de Russie en France. Qui n’annonçait en aucun cas le départ de M. Al-Assad, mais se contentait de rappeler l’engagement pris par la Syrie le 30 juin à Genève d’aller « vers un régime plus démocratique »…
La démocratie, voilà ce pour quoi se battent les Syriens depuis le soulèvement de mars 2011, réprimé avec une brutalité et une cruauté largement documentées (5). Mais le conflit se livre aussi sur le terrain médiatique ; une guerre que taisent la plupart des organes de presse occidentaux. Certes, la réalité du terrain est particulièrement difficile à percevoir. Le régime accorde ses visas au compte-gouttes. Ceux qui réussissent, au péril de leur vie, à rejoindre les insurgés empruntent tous ou presque les mêmes filières de l’ASL ; leurs récits épousent ensuite le storytelling développé par cette même ASL ainsi que par ses parrains turcs, saoudiens et qataris : un régime barbare écrase dans le sang des manifestations pacifiques, défendues par des militants prodémocratie riches en courage mais pauvres en armes, munitions, médicaments…
Quant aux quelques journalistes ayant accepté l’invitation du régime (6) de M. Al-Assad, ils racontent sans surprise des histoires radicalement différentes : celles de cadavres de soldats atrocement mutilés qui s’entassent dans les morgues des hôpitaux, de minorités (chrétiennes, alaouite, etc.) terrorisées par des bandes armées ne menant pas une guerre de libération, mais une guérilla confessionnelle soutenue par les pétromonarchies du Golfe.
Embarrassante pour l’opposition armée, la présence en Syrie de groupes djihadistes, dont certains se réclament d’Al-Qaida, est désormais avérée. Une raison de plus, martèle Libération (6 août 2012), pour « aider politiquement et militairement » les insurgés, « ne serait-ce que pour ne pas laisser le champ libre et la victoire finale aux islamistes ».
Séparer le bon grain révolutionnaire de l’ivraie djihadiste s’avère parfois délicat. Abou Hajjar, « moudjahid qui a quitté la région parisienne il y a quatre mois pour participer au soulèvement contre le régime de Bachar Al-Assad », se définit comme un « activiste islamiste, et non pas comme un djihadiste proche d’Al-Qaida ». Témoignant dans les colonnes du Figaro, il jure que les « minorités chrétiennes ou alaouite », qui soutiennent majoritairement le régime, « seront représentées au Parlement » dans la Syrie de demain (7). Tout en indiquant avoir ouvert un « bureau de la prédication » dans le village de Sarjeh pour diffuser les « livres interdits » d’Ibn Taymiyya, un « grand théoricien du djihad », rappelle Le Figaro, sans préciser qu’il est aussi l’auteur d’une fatwa appelant à la guerre sainte contre les alaouites.
Mais ces quelques témoignages n’entament pas la trame de la dramaturgie syrienne : pilonnage de Homs, massacre de Houla, mort des journalistes Marie Colvin, Rémi Ochlik et Gilles Jacquier — dont il semble maintenant qu’il ait été tué par des tirs provenant des positions rebelles. Une poignée d’acteurs dominent la narration du conflit. Parmi eux, les principales chaînes satellitaires du Proche-Orient, dont Al-Arabiya et Al-Jazira, propriété des deux poids lourds de la Ligue arabe, nouveau haut-parleur de la diplomatie du Golfe : l’Arabie saoudite et le Qatar. Ces monarchies absolues, qui ne s’appuient sur aucune légitimité démocratique tout en promouvant la « liberté » chez leurs voisins, mènent une « guerre froide régionale » à la Syrie, dernier régime arabe participant, selon elles, à l’« arc chiite » qui s’étendrait de Beyrouth à Bagdad, en faisant vaciller Bahreïn.
Ces chaînes bénéficient d’un a priori bienveillant quant à la fiabilité des informations qu’elles diffusent, si fantaisistes soient-elles. Ainsi l’essayiste Caroline Fourest écrit-elle dans Le Monde (25 février 2012) : « D’après Al-Arabiya, des opposants au régime iranien affirment que leur gouvernement a fourni un four crématoire à son allié syrien. Installé dans la zone industrielle d’Alep, il tournerait à plein régime… Pour brûler les cadavres des opposants ? »
La dictature de l’instantané
Pour le reste, les médias s’appuient sur l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), organisme qui fournit, par le biais des agences de presse AFP, Associated Press (AP) et Reuters, les bilans des affrontements et les récits de l’opposition armée. Son fondateur, M. Rami Abdel Rahmane, raconte avoir émigré en 2000 au Royaume-Uni, où il tient une boutique de vêtements. Depuis son appartement de Coventry, il affirme être le « seul membre de son organisation vivant en Angleterre. Mais j’ai deux cents correspondants bénévoles en Syrie, en Egypte, en Turquie et au Liban. Ce sont des militaires, des médecins, des militants de l’opposition ». Il revendique une complète neutralité : « Je ne suis financé par personne. J’ai créé l’OSDH en 2006 parce que je voulais faire quelque chose pour mon pays. » Comment, aidé d’un simple secrétaire, peut-il obtenir et vérifier quasiment en temps réel les chiffres (morts et blessés) des affrontements militaires aux quatre coins du pays ?
L’AFP a en tout cas décerné à l’OSDH le statut de source incontournable, comme le détaille Ezzedine Said : « La première utilisation de l’OSDH date de novembre 2006. Cette organisation s’est montrée fiable et crédible dans le passé, raison pour laquelle nous continuons à l’utiliser. » Le rédacteur en chef de l’antenne de Nicosie, à Chypre, où sont centralisées les dépêches sur le Proche-Orient, reconnaît néanmoins que « nos journalistes n’ont pratiquement aucun contact avec les correspondants de cette organisation sur le terrain. Ceux qui sont en poste à Damas ne peuvent pas travailler librement. Ils ne sont pas en mesure de donner une vision d’ensemble de la situation dans le pays. L’OSDH, qui ne s’engage jamais politiquement dans ses communiqués, n’est pas une source parfaite. Mais c’est celle qui donne les chiffres les moins fantaisistes sur le nombre de morts sur le terrain ». A l’AFP, certains ne cachent pas leur malaise : « Nous savons parfaitement que l’OSDH n’est pas fiable, déplore un grand reporter du service international. Mais nous continuons quand même à diffuser ses chiffres. Quand on interroge la direction, sa réponse est toujours la même : “Vous avez probablement raison, mais les autres agences font la même chose. Et notre secteur est très concurrentiel.” »
La manière dont l’OSDH a par exemple couvert le massacre de Houla pose question sur son impartialité revendiquée, de même que sur la fiabilité de ses correspondants. Le 25 mai 2012, à Houla, cent huit personnes ont bien été tuées. Les corps de quarante-neuf enfants et trente-quatre femmes gisent dans cette localité regroupant plusieurs villages et située au nord de la ville de Homs. Dans un communiqué daté du 26 mai et relayé par l’AFP, l’OSDH rapporte dans un premier temps la mort de quatre-vingt-dix personnes, tuées dans des bombardements. Les observateurs mandatés par l’Organisation des Nations unies (ONU) et la Ligue arabe affirmeront, le 29 mai, que la plupart des victimes ont été exécutées à l’arme blanche. Les Nations unies révèlent le même jour que le secteur du massacre était tenu par des forces de la rébellion.
Un rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU publié le 16 août impute finalement « la plupart » des morts aux forces gouvernementales, même si ses enquêteurs n’ont pas pu se rendre sur place et ne sont pas en mesure de « déterminer l’identité des auteurs » du massacre. Ce qui n’a pas empêché le rapport initial de l’OSDH d’être largement diffusé et exploité par la diplomatie française pour faire plier la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU : « Le massacre de Houla peut faire évoluer les esprits », espérait le ministre des affaires étrangères, M. Laurent Fabius, dans un entretien au Monde (29 mai 2012).
Mme Donatella Rovera, qui travaille pour Amnesty International, s’est rendue clandestinement en Syrie durant trois semaines, en avril et en mai derniers, pour essayer d’établir un bilan humain du conflit. Elle pointe la difficulté d’une telle entreprise : « Les hôpitaux ne sont pas des sources fiables, car les blessés ne peuvent pas s’y rendre sans se faire arrêter par les forces de sécurité. Je me trouvais à Alep lors d’une opération massive de l’armée. J’ai vu les petites antennes médicales de fortune installées dans des appartements où des médecins sous-équipés tentaient de soulager les blessés. Dans ces conditions, les bilans sont plus simples à établir. Quand on arrive après les faits, il faut recueillir les témoignages des survivants, des voisins, relever des indices laissés sur le terrain comme des éclats d’obus ou des traces de balles sur les murs. » Et de souligner qu’il est « possible de travailler de l’extérieur du pays, mais des difficultés supplémentaires se présentent alors. Notamment sur la fiabilité de sources que l’on connaît mal et qui peuvent être tentées de nous manipuler ».
Fin juillet, Amnesty International dénombrait douze mille tués, contre dix-neuf mille pour l’OSDH. La rigueur dont prétend faire preuve l’organisation non gouvernementale contraste avec les chiffres avancés par M. Abdel Rahmane. Surtout, elle n’est pas compatible avec la dictature de l’instantané qui conditionne l’économie médiatique, et en particulier ses réseaux numériques.
Antonin Amado et
Marc de Miramon
Journalistes.
(1) « Syrie : la révolution s’arme et a besoin de l’OTAN », La Règle du jeu, 30 septembre 2011.
(2) « Bachar el-Assad s’est enfui... sur Twitter », LePoint.fr, 30 janvier 2012.
(3) « Bachar Al-Assad a-t-il tenté de fuir la Syrie vers Moscou ? », NouvelObs.com, 30 janvier 2012.
(4) « Bataille de Damas : les jours d’Assad sont-ils comptés ? », « Le débat », France 24, 19 juillet 2012.
(5) « Torture archipelago : Arbitrary arrests, torture and enforced disappearances in Syria’s underground prisons since March 2011 » (PDF), Human Rights Watch, New York, 3 juillet 2012.
(6) Cf. par exemple les reportages de Patricia Allémonière, diffusés en juillet sur TF1.
(7) « Abou Hajjar, combattant français en Syrie », Le Figaro, Paris, 4-5 août 2012.
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