09/2004
Source : http://www.monde-diplomatique.fr
English Prison as ultimate weapon
Des politiques carcérales injustes et criminogènes
Gavées de discours apocalyptiques sur l’insécurité, l’Europe et la France se sont engagées dans le sillon américain de la privatisation des prisons et se sont lancées dans une escalade pénale. L’incarcération est devenue l’arme absolue pour lutter contre les désordres urbains et sociaux. Elle frappe en premier les couches les plus défavorisées. Non seulement elle ne règle aucun problème, mais elle devient un instrument de paupérisation et de marginalisation.
En juin 2003, la population carcérale française a dépassé le cap
des 60 000 détenus pour 48 000 places, record absolu depuis la
Libération. Insalubrité, vétusté, promiscuité poussée au paroxysme,
hygiène catastrophique, carence des activités de formation et de travail
ravalant la mission de « réinsertion »
au rang de slogan aussi creux que cruel, montée des incidents graves et
des suicides (leur taux a doublé en vingt ans) faisaient alors l’objet
de protestations unanimes (1).
Sans réaction notable de la part des autorités, soucieuses d’afficher
leur volonté de combattre ce que le chef de l’Etat – qui s’y connaît en
la matière – appelait avec courroux l’« impunité ». Là où la gauche dite « plurielle »
pratiquait une pénalisation de la misère honteuse et larvée, la droite
républicaine assume son choix d’endiguer les désarrois et les désordres
sociaux qui s’accumulent dans les quartiers de relégation minés par le
chômage de masse et l’emploi flexible en déployant l’appareil répressif
avec vigueur et emphase. Faire de la lutte contre la délinquance de rue
un spectacle moral permanent permet en effet de réaffirmer
symboliquement l’autorité de l’Etat au moment même où celui-ci se rend
impotent sur le front économique et social.
Mais se servir de la prison à la manière d’un aspirateur social pour nettoyer les scories des transformations économiques en cours et faire disparaître de l’espace public les rebuts de la société de marché – petits délinquants d’occasion, chômeurs et indigents, sans-abri et sans-papiers, toxicomanes, handicapés et malades mentaux laissés pour compte par le relâchement du filet de protection sanitaire et sociale, jeunes d’origine populaire condamnés à une (sur)vie faite de débrouille et de rapine par la normalisation du salariat précaire – est une aberration au sens propre du terme, c’est-à-dire, selon la définition du Dictionnaire de l’Académie française de 1835, un « écart d’imagination » et une « erreur de jugement » tant politique que pénale.
Au total, c’est moins la criminalité qui a changé ces dernières années que le regard que politiques et journalistes, en tant que porte-voix des intérêts dominants, portent sur la délinquance de rue et sur les populations censées l’alimenter. Au premier rang desquelles figurent les jeunes de milieu populaire issus de l’immigration maghrébine, parqués dans les cités périphériques éviscérées par trois décennies de dérégulation économique et de retrait urbain de l’Etat, plaies béantes que le cataplasme administratif de la « politique de la ville » a échoué à cautériser.
Aberration, ensuite, parce que la criminologie comparée établit qu’il n’existe nulle part – dans aucun pays et à aucune époque – de corrélation entre le taux d’emprisonnement et le niveau de la criminalité (3). Parfois donnés en exemple, la politique policière de « tolérance zéro » et le quadruplement en un quart de siècle des effectifs incarcérés outre-Atlantique n’ont joué qu’un rôle décoratif dans une baisse des contentieux due à la conjonction de facteurs économiques, démographiques et culturels.
En tout état de cause, la prison ne traite dans le meilleur des cas qu’une partie infime de la criminalité, même la plus violente : aux Etats-Unis, qui pourtant disposent d’un appareil policier et carcéral grotesquement surdimensionné, du fait de l’évaporation cumulative aux différentes étapes de la chaîne pénale, les quatre millions d’atteintes les plus sérieuses contre les personnes détectées en 1994 par les enquêtes de « victimation » (homicides, coups et blessures aggravés, vols avec violence, viols) ont donné lieu à moins de deux millions de plaintes à la police, qui ont motivé 780 000 arrestations, qui elles-mêmes n’ont conduit, en fin de course, qu’à 117 000 entrées en prison, soit ne sanctionnant que 3 % des actes perpétrés.
Le même « effet d’entonnoir » s’observe dans le fonctionnement de la justice pénale en France, où moins de 2 % des contentieux portés devant les parquets donnent lieu à une peine d’enfermement. C’est dire si la prison est inadaptée à lutter contre la petite et moyenne délinquance, et à plus forte raison contre les « incivilités », dont la plupart ne relèvent même pas du code pénal (regards de travers, insultes, bousculades, rassemblements et chahuts dans les lieux publics, petites dégradations, etc.).
En troisième lieu, le recours-réflexe à l’incarcération pour juguler les désordres urbains est un remède qui, dans bien des cas, ne fait qu’aggraver le mal qu’il est censé guérir. Institution basée sur la force et opérant en marge de la légalité, la prison est un creuset de violences et d’humiliations quotidiennes, un vecteur de désaffiliation familiale, de méfiance civique et d’aliénation individuelle. Et, pour bien des détenus marginalement impliqués dans des activités illicites, c’est une école de formation, voire de « professionnalisation », aux carrières criminelles. Pour d’autres, et ce n’est guère mieux, l’enfermement est un gouffre sans fond, un enfer hallucinatoire qui prolonge la logique de destruction sociale qu’ils ont connue à l’extérieur en la redoublant d’un broyage personnel (4). L’histoire pénale montre, en outre, qu’à aucun moment et dans aucune société la prison n’a su accomplir la mission de redressement et de réintégration sociale qui est censée être la sienne dans une optique de réduction de la récidive. Tout – de l’architecture à l’organisation du travail des gardiens en passant par l’indigence des ressources institutionnelles (travail, formation, scolarité, santé), le tarissement délibéré de la libération en conditionnelle et l’absence de mesures concrètes d’aide à la sortie – s’oppose à sa fonction supposée de « réforme » du repris de justice.
En dernier lieu, il faut rappeler à ceux qui justifient l’intensification de la répression pénale dans les quartiers déshérités en invoquant que « la sécurité est un droit, l’insécurité une inégalité sociale », laquelle touche en priorité les citoyens d’en bas, que la contention carcérale frappe de façon disproportionnée les catégories sociales les plus fragiles économiquement et culturellement, d’autant plus durement qu’elles sont plus démunies. Comme leurs homologues des autres pays postindustriels, les détenus français proviennent massivement des fractions instables du prolétariat urbain. Issus de familles nombreuses (les deux tiers ont au moins trois frères et sœurs) qu’ils ont quittées jeunes (un sur sept est parti de chez lui avant 15 ans), ils sont majoritairement dépourvus de titres scolaires (les trois quarts sont sortis de l’école avant 18 ans, contre 48 % de la population des hommes adultes), ce qui les condamne à vie aux secteurs périphériques de la sphère d’emploi.
La moitié sont fils d’ouvriers et d’employés, et la moitié sont ouvriers eux-mêmes ; quatre détenus sur dix ont un père né à l’étranger, et 24 % sont eux-mêmes nés hors de l’Hexagone (5). Or l’incarcération ne fait qu’intensifier la pauvreté et l’isolement : 60 % des sortants de prison sont sans emploi, comparé à 50 % parmi les entrants ; 30 % ne sont soutenus ni attendus par personne ; un gros quart ne dispose d’aucun argent (moins de 15 euros) pour faire face aux frais occasionnés par la libération ; et un sur huit n’a pas de logement à sa sortie (6). De plus, l’impact délétère de l’incarcération ne s’exerce pas sur eux seuls, mais aussi, et de manière plus insidieuse et plus injuste, sur leur famille : détérioration de la situation financière, délitement des relations amicales et de voisinage, étiolement des liens affectifs, troubles de la scolarité chez les enfants et perturbations psychologiques graves liées au sentiment de mise à l’écart alourdissent le fardeau pénal imposé aux parents et conjoints de détenus.
Au demeurant, le raisonnement de gros bon sens selon lequel l’inflation carcérale se traduirait nécessairement par une réduction mécanique de la criminalité du fait de son effet de « neutralisation » des condamnés mis hors d’état de nuire se révèle spécieux à l’analyse. Car, dès lors qu’il s’applique à la délinquance d’opportunité, l’enfermement à tout-va revient à « recruter » de nouveaux délinquants par effet de substitution. Ainsi, un petit trafiquant de drogue placé en détention est immédiatement remplacé par un autre pour autant que subsiste une demande solvable pour sa marchandise et que les espérances de profit économique en valent la chandelle. Et si ce successeur est un novice sans réputation sur la place, il sera plus enclin à la violence pour s’établir et sécuriser son commerce, ce qui se traduira globalement par un surcroît d’« illégalismes ».
Pour éviter une escalade pénale sans fin et sans issue, il faut reconnecter le débat sur la délinquance avec une question majeure du siècle naissant à laquelle il fait aujourd’hui écran : l’avènement du salariat désocialisé, vecteur d’insécurité sociale et de précarisation matérielle, familiale, scolaire, sanitaire, et même mentale. Car on ne peut plus ordonner sa perception du monde social et concevoir l’avenir quand le présent se bouche et se mue en une lutte sans répit pour la survie au jour le jour.
Il doit sortir du court terme et de l’émotion de l’actualité journalistique pour distinguer entre les sautes d’humeur et les lames de fond, les variations accidentelles et les tendances du long terme, et ne pas confondre la montée de la peur, de l’intolérance ou de la préoccupation du crime avec l’augmentation du crime lui-même. Mais surtout, une politique intelligente de l’insécurité criminelle doit reconnaître que les actes délinquants sont le produit non pas d’une volonté individuelle autonome et singulière, mais d’un réseau de causes et de raisons multiples qui s’enchevêtrent selon des logiques variées (prédation, parade, aliénation, transgression, affrontement à l’autorité, etc.), et donc qu’ils appellent des remèdes divers mettant en place une pluralité de mécanismes de freinage et de diversion. Car, peu applicable, le traitement policier et pénal que d’aucuns présentent comme la panacée se révèle dans bien des circonstances pire que le mal pour peu qu’on comptabilise ses « effets collatéraux ».
La criminalité est un problème trop sérieux pour être laissé aux faux experts et aux vrais idéologues, et pis encore aux policiers et aux politiciens empressés d’exploiter le problème sans le peser ni le maîtriser. Ses transformations appellent non pas un abandon, mais un renouveau de l’approche sociologique qui seule peut nous arracher au pornographisme sécuritaire qui réduit la lutte contre la délinquance à un spectacle ritualisé ne servant qu’à abreuver les fantasmes d’ordre de l’électorat et à signifier l’autorité virile des décideurs d’Etat.
La prison n’est pas un simple bouclier contre la délinquance, mais une arme à double tranchant : un organisme de coercition à la fois criminophage et criminogène qui, lorsqu’il se développe à l’excès, comme aux Etats-Unis durant le dernier quart de siècle ou en Union soviétique à l’ère stalinienne, en vient à se muer en vecteur autonome de paupérisation et de marginalisation.
Mais se servir de la prison à la manière d’un aspirateur social pour nettoyer les scories des transformations économiques en cours et faire disparaître de l’espace public les rebuts de la société de marché – petits délinquants d’occasion, chômeurs et indigents, sans-abri et sans-papiers, toxicomanes, handicapés et malades mentaux laissés pour compte par le relâchement du filet de protection sanitaire et sociale, jeunes d’origine populaire condamnés à une (sur)vie faite de débrouille et de rapine par la normalisation du salariat précaire – est une aberration au sens propre du terme, c’est-à-dire, selon la définition du Dictionnaire de l’Académie française de 1835, un « écart d’imagination » et une « erreur de jugement » tant politique que pénale.
Surdimensions grotesques
Aberration, tout d’abord, parce que l’évolution de la criminalité en France ne justifie en rien l’essor fulgurant de sa population carcérale après la décrue modérée de 1996-2001. Les cambriolages, vols de véhicules et vols à la roulotte (qui constituent les trois quarts des crimes et délits enregistrés par les autorités) diminuent tous régulièrement depuis 1993 au moins ; les homicides et coups mortels refluent depuis 1995, d’après les données de la police, et depuis 1984 selon les relevés de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ; les vols avec violence, qui obnubilent les grands médias, outre qu’ils se composent principalement de « violences » verbales (insultes, menaces), sont en recul depuis vingt ans (2).
Au total, c’est moins la criminalité qui a changé ces dernières années que le regard que politiques et journalistes, en tant que porte-voix des intérêts dominants, portent sur la délinquance de rue et sur les populations censées l’alimenter. Au premier rang desquelles figurent les jeunes de milieu populaire issus de l’immigration maghrébine, parqués dans les cités périphériques éviscérées par trois décennies de dérégulation économique et de retrait urbain de l’Etat, plaies béantes que le cataplasme administratif de la « politique de la ville » a échoué à cautériser.
Aberration, ensuite, parce que la criminologie comparée établit qu’il n’existe nulle part – dans aucun pays et à aucune époque – de corrélation entre le taux d’emprisonnement et le niveau de la criminalité (3). Parfois donnés en exemple, la politique policière de « tolérance zéro » et le quadruplement en un quart de siècle des effectifs incarcérés outre-Atlantique n’ont joué qu’un rôle décoratif dans une baisse des contentieux due à la conjonction de facteurs économiques, démographiques et culturels.
En tout état de cause, la prison ne traite dans le meilleur des cas qu’une partie infime de la criminalité, même la plus violente : aux Etats-Unis, qui pourtant disposent d’un appareil policier et carcéral grotesquement surdimensionné, du fait de l’évaporation cumulative aux différentes étapes de la chaîne pénale, les quatre millions d’atteintes les plus sérieuses contre les personnes détectées en 1994 par les enquêtes de « victimation » (homicides, coups et blessures aggravés, vols avec violence, viols) ont donné lieu à moins de deux millions de plaintes à la police, qui ont motivé 780 000 arrestations, qui elles-mêmes n’ont conduit, en fin de course, qu’à 117 000 entrées en prison, soit ne sanctionnant que 3 % des actes perpétrés.
Le même « effet d’entonnoir » s’observe dans le fonctionnement de la justice pénale en France, où moins de 2 % des contentieux portés devant les parquets donnent lieu à une peine d’enfermement. C’est dire si la prison est inadaptée à lutter contre la petite et moyenne délinquance, et à plus forte raison contre les « incivilités », dont la plupart ne relèvent même pas du code pénal (regards de travers, insultes, bousculades, rassemblements et chahuts dans les lieux publics, petites dégradations, etc.).
En troisième lieu, le recours-réflexe à l’incarcération pour juguler les désordres urbains est un remède qui, dans bien des cas, ne fait qu’aggraver le mal qu’il est censé guérir. Institution basée sur la force et opérant en marge de la légalité, la prison est un creuset de violences et d’humiliations quotidiennes, un vecteur de désaffiliation familiale, de méfiance civique et d’aliénation individuelle. Et, pour bien des détenus marginalement impliqués dans des activités illicites, c’est une école de formation, voire de « professionnalisation », aux carrières criminelles. Pour d’autres, et ce n’est guère mieux, l’enfermement est un gouffre sans fond, un enfer hallucinatoire qui prolonge la logique de destruction sociale qu’ils ont connue à l’extérieur en la redoublant d’un broyage personnel (4). L’histoire pénale montre, en outre, qu’à aucun moment et dans aucune société la prison n’a su accomplir la mission de redressement et de réintégration sociale qui est censée être la sienne dans une optique de réduction de la récidive. Tout – de l’architecture à l’organisation du travail des gardiens en passant par l’indigence des ressources institutionnelles (travail, formation, scolarité, santé), le tarissement délibéré de la libération en conditionnelle et l’absence de mesures concrètes d’aide à la sortie – s’oppose à sa fonction supposée de « réforme » du repris de justice.
En dernier lieu, il faut rappeler à ceux qui justifient l’intensification de la répression pénale dans les quartiers déshérités en invoquant que « la sécurité est un droit, l’insécurité une inégalité sociale », laquelle touche en priorité les citoyens d’en bas, que la contention carcérale frappe de façon disproportionnée les catégories sociales les plus fragiles économiquement et culturellement, d’autant plus durement qu’elles sont plus démunies. Comme leurs homologues des autres pays postindustriels, les détenus français proviennent massivement des fractions instables du prolétariat urbain. Issus de familles nombreuses (les deux tiers ont au moins trois frères et sœurs) qu’ils ont quittées jeunes (un sur sept est parti de chez lui avant 15 ans), ils sont majoritairement dépourvus de titres scolaires (les trois quarts sont sortis de l’école avant 18 ans, contre 48 % de la population des hommes adultes), ce qui les condamne à vie aux secteurs périphériques de la sphère d’emploi.
La moitié sont fils d’ouvriers et d’employés, et la moitié sont ouvriers eux-mêmes ; quatre détenus sur dix ont un père né à l’étranger, et 24 % sont eux-mêmes nés hors de l’Hexagone (5). Or l’incarcération ne fait qu’intensifier la pauvreté et l’isolement : 60 % des sortants de prison sont sans emploi, comparé à 50 % parmi les entrants ; 30 % ne sont soutenus ni attendus par personne ; un gros quart ne dispose d’aucun argent (moins de 15 euros) pour faire face aux frais occasionnés par la libération ; et un sur huit n’a pas de logement à sa sortie (6). De plus, l’impact délétère de l’incarcération ne s’exerce pas sur eux seuls, mais aussi, et de manière plus insidieuse et plus injuste, sur leur famille : détérioration de la situation financière, délitement des relations amicales et de voisinage, étiolement des liens affectifs, troubles de la scolarité chez les enfants et perturbations psychologiques graves liées au sentiment de mise à l’écart alourdissent le fardeau pénal imposé aux parents et conjoints de détenus.
Au demeurant, le raisonnement de gros bon sens selon lequel l’inflation carcérale se traduirait nécessairement par une réduction mécanique de la criminalité du fait de son effet de « neutralisation » des condamnés mis hors d’état de nuire se révèle spécieux à l’analyse. Car, dès lors qu’il s’applique à la délinquance d’opportunité, l’enfermement à tout-va revient à « recruter » de nouveaux délinquants par effet de substitution. Ainsi, un petit trafiquant de drogue placé en détention est immédiatement remplacé par un autre pour autant que subsiste une demande solvable pour sa marchandise et que les espérances de profit économique en valent la chandelle. Et si ce successeur est un novice sans réputation sur la place, il sera plus enclin à la violence pour s’établir et sécuriser son commerce, ce qui se traduira globalement par un surcroît d’« illégalismes ».
Pour éviter une escalade pénale sans fin et sans issue, il faut reconnecter le débat sur la délinquance avec une question majeure du siècle naissant à laquelle il fait aujourd’hui écran : l’avènement du salariat désocialisé, vecteur d’insécurité sociale et de précarisation matérielle, familiale, scolaire, sanitaire, et même mentale. Car on ne peut plus ordonner sa perception du monde social et concevoir l’avenir quand le présent se bouche et se mue en une lutte sans répit pour la survie au jour le jour.
Faux experts, vrais idéologues
Il ne s’agit pas ici de nier la réalité de la criminalité ni la nécessité de lui donner une réponse, ou plutôt des réponses, y compris pénale quand cette dernière est appropriée. Il s’agit de bien comprendre sa genèse, sa physionomie changeante et ses ramifications en la « réencastrant » dans le système complet des rapports de force et de sens dont elle est l’expression. Il importe pour cela de cesser de se gaver de discours apocalyptiques et d’ouvrir un débat rationnel et informé sur les illégalismes, leurs ressorts et leurs significations. Ce débat doit d’abord préciser pourquoi il se focalise sur telle ou telle des manifestations de la délinquance – sur les cages d’escalier des cités plutôt que sur les couloirs des hôtels de ville, les vols de cartables et de portables plutôt que sur les malversations boursières et les infractions au code du travail ou des impôts, etc. (7).
Il doit sortir du court terme et de l’émotion de l’actualité journalistique pour distinguer entre les sautes d’humeur et les lames de fond, les variations accidentelles et les tendances du long terme, et ne pas confondre la montée de la peur, de l’intolérance ou de la préoccupation du crime avec l’augmentation du crime lui-même. Mais surtout, une politique intelligente de l’insécurité criminelle doit reconnaître que les actes délinquants sont le produit non pas d’une volonté individuelle autonome et singulière, mais d’un réseau de causes et de raisons multiples qui s’enchevêtrent selon des logiques variées (prédation, parade, aliénation, transgression, affrontement à l’autorité, etc.), et donc qu’ils appellent des remèdes divers mettant en place une pluralité de mécanismes de freinage et de diversion. Car, peu applicable, le traitement policier et pénal que d’aucuns présentent comme la panacée se révèle dans bien des circonstances pire que le mal pour peu qu’on comptabilise ses « effets collatéraux ».
La criminalité est un problème trop sérieux pour être laissé aux faux experts et aux vrais idéologues, et pis encore aux policiers et aux politiciens empressés d’exploiter le problème sans le peser ni le maîtriser. Ses transformations appellent non pas un abandon, mais un renouveau de l’approche sociologique qui seule peut nous arracher au pornographisme sécuritaire qui réduit la lutte contre la délinquance à un spectacle ritualisé ne servant qu’à abreuver les fantasmes d’ordre de l’électorat et à signifier l’autorité virile des décideurs d’Etat.
La prison n’est pas un simple bouclier contre la délinquance, mais une arme à double tranchant : un organisme de coercition à la fois criminophage et criminogène qui, lorsqu’il se développe à l’excès, comme aux Etats-Unis durant le dernier quart de siècle ou en Union soviétique à l’ère stalinienne, en vient à se muer en vecteur autonome de paupérisation et de marginalisation.
Loïc Wacquant
Professeur à l’université de Californie, Berkeley, et à la New School
for Social Research, New York. Ce texte est tiré du dernier chapitre de Punir les pauvres : le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Agone, Marseille, 2004.
(1) Cf. Observatoire international des prisons, Les Conditions de détention en France. Rapport 2003, La Découverte, Paris, 2003.
(2) Lire les chapitres correspondant à ces infractions dans Laurent Mucchielli et Philippe Robert (sous la dir. de), Crime et sécurité. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 2002.
(3) Nils Christie, L’Industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Autrement, Paris, 2003.
(4) Jean-Marc Rouillan, « Chroniques carcérales », in Lettre à Jules, Agone, Marseille, 2004, et Claude Lucas, Suerte. La réclusion volontaire, Plon, Paris, 1995.
(5) Cf. Francine Cassan et Laurent Toulemont, « L’histoire familiale des hommes détenus », Insee Première, n° 706, avril 2000.
(6) Dans Maud Guillonneau, Annie Kensey et Philippe Mazuet, « Les ressources des sortants de prison », Les Cahiers de démographie pénitentiaire, n° 5, février 1998.
(7)
En 1996, la fraude fiscale et douanière pesait 100 milliards de francs,
celle aux cotisations sociales plus de 17 milliards, les contrefaçons
environ 25 milliards de francs. Par ailleurs, la contre-valeur monétaire
des atteintes volontaires à la vie était évaluée à 11 milliards de
francs, à 4 milliards de francs pour les vols de véhicules, et à
250 millions de francs pour les vols en magasin. Dans Christophe Paille et Thierry Godefroy, Coûts du crime. Une estimation monétaire des infractions en 1996, Cesdip, Guyancourt, 1999.
Cet article a d’abord été publié sous le titre : « Fermons les prisons ! »
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