Par
MARTINE BULARD
07/2013
Source :
http://www.monde-diplomatique.fr
english
Samsung
or empire of fear
Sa
tablette Galaxy l’a propulsé sur le devant de la scène, au point
qu’il dépasse Apple. Du coup, Samsung et son concurrent se livrent
une guerre sans merci devant les tribunaux et les
instances internationales.
Mais, au-delà de l’électronique, le groupe sud-coréen, aux
activités multiformes, constitue un conglomérat si puissant qu’il
influence aussi bien la politique
que la justice ou la presse
du pays.
IMPOSSIBLE
de la rater, même au milieu de cette forêt d’immeubles en verre
aux formes plus biscornues les unes que les autres – ici,
l’originalité est signe de distinction. La tour Samsung trône en
plein cœur de Gangnam, l’un des districts les plus « bling-bling
» de Séoul avec ses avenues gigantesques, ses voitures de luxe et
ses jeunes branchés,rendus mondialement célèbres par le chanteur
Psy dans son clip Gangnam Style.
Samsung
Electronics y présente, sur trois niveaux, ses inventions les plus
spectaculaires : écrans géants où l’on se transforme en joueur
de golf ou en champion de base-ball ; télévisions en 3D ;
réfrigérateurs aux parois transparentes et dotés d’un système
pouvant suggérer des recettes à partir de leur contenu ; miroirs
avec capteurs indiquant votre rythme cardiaque, votre température…
Sans oublier, en très bonne place, le dernier bijou du groupe : le
smartphone Galaxy S4, lancé dans le monde entier.
C’est
la face lumineuse de Samsung. En cette fin d’après-midi de mai,
des dizaines d’adolescents se retrouvent ici, l’université de
Séoul se situant à quelques centaines de mètres. Ils vont d’un
stand à l’autre, s’ébahissent devant les prouesses, se défient,
s’interpellent. Tous ceux que l’on a pu interroger assurent que
travailler chez Samsung serait « le rêve »
Une
opinion que l’on entendra très souvent. N’est-ce pas Samsung qui
a damé le pion au colosse américain Apple et au japonais Sony sur
le marché des téléphones portables et des tablettes ?
N’est-ce
pas « le géant du XXIe siècle dans les technologies les plus
avancées », comme l’énonce un jeune chercheur récemment
embauché chez Samsung Design, temple de l’innovation ? Et la plus
grande tour du monde à Dubaï ? Et la centrale nucléaire d’Abou
Dhabi ?, interroge notre jeune interlocuteur, un brin ironique, car
la France a perdu le marché. Samsung, encore Samsung, toujours
Samsung…
Fiche
d’identité
SAMSUNG
Chiffre
d’affaires : 185,1
milliards d’euros.
Bénéfice
net : 13,7
milliards.
Salariés
: 369 000
personnes, dont 40 000 chercheurs.
Part
des ventes mondiales de téléphones
portables
: 29 %
(22 % pour Apple).
Principales
filiales : Samsung
Electronics (téléphones portables, semi-conducteurs, écrans LCD,
panneaux solaires...), Samsung Heavy Industries (construction
navale,lates-formes pétrolières), Samsung Techwin (armement),
Samsung Life Insurance (assurances), Everland (parcs d’attractions),
The Shilla Hotels and Resorts, Samsung Medical Center, Samsung
Economic Research Institute.
Principaux
pays d’implantation, outre la
Corée : Chine
(assemblage des téléphones
portables), Malaisie, Vietnam, Inde,
Ukraine, Pologne, Etats-Unis, etc.
Sources
: rapport officiel de Samsung 2012,
IDC
Worldwide Mobile Phone Tracker 2012
Le
groupe étend ses tentacules des chantiers navals au nucléaire, de
l’industrie lourde à la construction immobilière, des parcs de
loisirs à l’armement, de l’électronique à la grande
distribution et même aux boulangeries de quartier, sans oublier le
secteur des assurances ou encore les instituts de recherche. Il forme
ce que l’on appelle un chaebol, sans équivalent dans le monde (1).
«
En Corée du Sud, déclare Park Je-song, chercheur au Korean Labor
Institute (KLI), vous naissez dans une maternité qui appartient à
un chaebol, vous allez dans une école chaebol, vous
recevez
un salaire chaebol – car la quasi-totalité des petites et moyennes
entreprises en dépendent, vous habitez un appartement chaebol, vous
avezune carte de crédit chaebol, et même vos loisirs et votre
shopping seront assurés par un chaebol. » Il aurait pu ajouter : «
Vous êtes élu grâce à un chaebol », puisque ces mastodontes
financent indifféremment droite et gauche.
Il
en existe une trentaine dans le pays, dont Hyundai, LG (Lucky
Goldstar) ou SK Group (Sunkyung Group), chacun détenu par une grande
famille dynastique. Le plus puissant est Samsung,
qui
opère dans les nouvelles technologies et soigne son image – le
groupe a dépensé 9 milliards d’euros en marketing en 2012 (2) –,
même si la saga familiale, avec procès spectaculaires, querelles
fratricides, corruption et dépenses somptuaires, ferait passer
Dallas pour un feuilleton à l’eau de rose.
Son
histoire symbolise l’évolution de la République de Corée, passée
du statut de pays en développement dans les années 1960 –
derrière la Corée du Nord, alors plus industrialisée à celui
de
quinzième économie mondiale. Le créateur du groupe, Lee Byung-chul
(1910-1987), a commencé au bas de l’échelle, en tenant un petit
commerce avec pour emblème trois étoiles – samsung en coréen. La
légende met l’accent sur son sens des affaires, qui lui a permis
de miser sur les biens de grande consommation (télévisions,
réfrigérateurs), puis sur l’électronique, gagnant ainsi ses
lettres de noblesse et remplissant ses caisses en Corée comme sur
les marchés occidentaux. Il a légué sa fortune à ses enfants,
sans payer d’impôts ou presque, et désigné l’un de ses fils,
M. Lee Kun-hee, pour lui succéder.
Autodafé
de
téléphones portables
Ce
dernier développera le groupe au point de le hisser à la première
place dans les ventes de semi-conducteurs (il fournit Apple), de
smartphones, d’écrans plats, de téléviseurs, et parmi les tout
premiers dans l’engineering ou la chimie. Il se situe au vingtième
rang mondial (3), affichant un chiffre d’affaires équivalent à
un cinquième du produit intérieur brut (PIB) de la Corée. Avec une
fortune personnelle évaluée à 13 milliards de dollars, M. Lee
Kun-hee est l’homme le plus riche du pays et occupe le 69e rang
mondial.
La
légende omet de rappeler que Lee Byungchul a démarré ses affaires,
en 1938, avec l’aval de l’occupant japonais. Elle ne dit pas non
plus que le groupe s’est développé avec l’aide sonnante et
trébuchante du dictateur Park Chung-hee, qui a apporté terrains,
financements, fiscalité réduite, normes spécifiques pour
protéger le marché intérieur. Pur produit de la dictature, Samsung
conserve de beaux restes.
A
71 ans, le patron actuel « exerce un pouvoir absolu sur les
orientations du groupe comme sur le personnel, assure Park Je-song,
bien qu’il ne détienne qu’une infime partie du capital » :
moins de 3 % (lire l’encadré page suivante). Dès qu’il parle,
chacun obtempère sans barguigner. En 1993, foin du sexisme, il lance
à l’ensemble du personnel : « Vous devez tout changer, sauf vos
femmes. » Du jour au lendemain, produits, méthodes, management sont
chamboulés. Cette fameuse « réactivité au marché » fera le
succès du groupe et la légende de son chef.
Deux
ans plus tard, constatant la piètre qualité des téléphones, m.
lee kun-hee organise un gigantesque autodafé de cent cinquante mille
portables, qui partent en fumée devant les travailleurs ahuris.
L’image
est retransmise dans la totalité des usines, histoire de montrer
qu’un travail bâclé ne vaut pas plus que ce tas de cendres. le
«zéro défaut» devient la norme à respecter et la culpabilisation
des travailleurs, un dogme.
Avocat
réputé, M. Kim Yong-cheol a travaillé au secrétariat général,
le saint des saints, aussi appelé « groupe central pour la réforme
» (Reformation Headquarter Group). Il raconte que lors des réunions
avec le grand patron, qui peuvent durer plus de six heures, pas un
seul cadre ne boit un verre d’eau, de peur d’être contraint
d’aller aux toilettes : M. Lee ne le supporterait pas. Nul ne peut
parler sans son autorisation. Oser émettre le moindre doute ne
viendrait à l’idée de personne. « C’est comme un dictateur. Il
ordonne, on exécute. »
Pour
les sous-traitants aussi, pas de salut hors la soumission. Fin
connaisseur de la Corée, le dirigeant français d’une entreprise
dans le secteur ultraprisé des aménagements urbains de luxe, qui a
réclamé l’anonymat, confie : « Pour travailler ici, il faut
être adoubé. L’appel d’offres n’existe pas. Tout est fondé
sur la confiance. Si ça marche, vous devez être entièrement
dévoué au groupe, obéir au doigt et à l’œil. L’avantage est
que vous pouvez innover, mais sous sa protection. » Impossible de
travailler pour un autre chaebol ou de refuser unecommande. « Ce
sont des rapports féodaux », finit il par admettre. D’autres
sous-traitants moins prestigieux peuvent du jour au lendemain voir
leur marge autoritairement réduite, ou être rayés de la liste des
fournisseurs.
L’avocat
Kim Yong-cheol a vécu le système Samsung de l’intérieur. Pendant
« sept ans et un mois », précise-t-il, il a mis son talent au
service du grand homme et de ses pratiques plus ou moins licites :
double comptabilité, caisses noires pour acheter journalistes et
élus, comptes cachés pour subvenir aux besoins personnels, dont
ceux de Mme Lee, grande amatrice d’art contemporain. « Je suis
resté jusqu’au moment où j’ai découvert qu’on avait ouvert
un compte bancaire à mon nom crédité de plusieurs dizaines de
millions de wons (4). »
Excédé
par cette injustice, M. Kim Yong-cheol trempe sa plume dans l’acide
et publie en 2010 Penser Samsung (6). Il y détaille les exactions de
la famille et la corruption jusqu’au plus haut niveau de l’Etat :
« Je devais apporter la preuve que je ne mentais pas. » Aucun des
trois grands journaux,
Chosun,
JoongAng et Donga – « Chojoodong », comme on nomme ici cette
presse de connivence n’accepte d’encart publicitaire pour le
livre. Aucun n’en rendra compte. Tous sont liés à
Samsung
par la publicité, par les enveloppes régulièrement versées aux
journalistes, ou par des relations intimes avec la famille. Seul
Hankyoreh brisera l’omerta, ce qui lui vaudra d’être privé des
annonces publicitaires du groupe.
Les
réseaux sociaux feront néanmoins connaître le livre, qui se vendra
à deux cent mille exemplaires. Beau succès de librairie, mais
toujours pas d’emploi pour l’avocat. Lui qui se définit comme
un conservateur a dû retourner dans sa ville natale, Gwangju, fief
des démocrates mais seul endroit où il a pu trouver un poste. Il
n’a qu’un regret : « Le débat public n’a pas eu lieu. Samsung
a qualifié mon livre de “pure fiction”. » Et le manège a
repris.
Même
constat du côté du cinéaste Im Sangsoo. Lui a choisi d’emblée
la fiction avec son film L’Ivresse de l’argent (7), en 2012. Il
y décrit avec maestria le comportement des chaebols : la
corruption,
l’arrogance, le mépris du personnel, les querelles familiales,
jusqu’au meurtre. «Les chaebols transforment les gens en esclaves.
Je devais démonter leurs mécanismes », explique-t-il dans les
locaux de l’édition coréenne du Monde diplomatique (8).
Toutefois, « ce ne fut pas un succès au box-office ». Silence
médiatique et refus de diffusion des grandes salles de cinéma. Pour
lui, « le plus décevant, c’est que le film n’a guère
intéressé la gauche, car elle n’ose pas s’attaquer à cette
forteresse. Pourtant, il y a deux dynasties dans la péninsule : les
Kim en Corée du Nord et les Lee en Corée du Sud. »
L’image
est à peine excessive quand on voit le sort réservé au député du
Nouveau Parti progressiste Roh Hoe-chan, déchu de son mandat en
février dernier pour avoir rendu publique une liste des
personnalités corrompues par Samsung. Pas n’importe quelle liste :
celle établie par les services secrets, qui, pour d’obscures
raisons, avaient enregistré des conversations entre le patron du
groupe et celui du journal JoongAng. Il y est beaucoup question
d’argent versé à du très beau monde : le vice- ministre de la
justice, un ou deux procureurs, plusieurs journalistes,
quelques
candidats aux élections.
Ne
pas manger avec un syndicaliste à la cantine
Les
syndicalistes, également, ont droit au bâillon. L’un des
porte-parole du groupe, M. Cho Kevin, dément pourtant toute chasse
aux sorcières. Il nous fait savoir par courriel (il est plus facile
de rencontrer un ministre ou un député qu’un représentant de
Samsung) : « Des syndicats existent dans de nombreuses filiales, et
le groupe respecte le droit du travail ainsi que les normes éthiques.
» Des syndicats maison, oui ; mais pas la Confédération coréenne
des syndicats (Korean Confederation of Trade Union, KCTU), dont
l’ancêtre a joué un rôle décisif pour mettre fin à la
dictature dans les années 1980. Enlèvements, licenciements,
menaces, chantage : la direction ne lésine pas sur les moyens, si
l’on en croit l’étude du professeur Cho Don-moon, sociologue à
l’Université catholique de Corée (9).
Jusqu’en
2011, un seul syndicat était autorisé dans l’entreprise, et le
salarié qui voulait en créer un devait se faire enregistrer auprès
de l’administration publique. Dès qu’un dossier arrivait, le
fonctionnaire prévenait la direction de Samsung, laquelle pouvait
enlever l’impétrant pendant plusieurs jours, le temps de créer
son propre syndicat dans l’usine. Depuis janvier 2011, le
pluralisme syndical est reconnu, mais la KCTU reste l’ennemi.
Ils
sont six, âgés de 30 à 50 ans. Tous travaillent chez Samsung,
autour d’Ulsan, à deux heures et demie de train à grande vitesse
au sud-est de Séoul. Mais pour les rencontrer, il faudra faire des
tours et des détours jusqu’à une auberge coréenne
traditionnelle, entourée de fleurs et d’arbres, tout au bord d’un
lac, loin de leur domicile, afin qu’ils passent incognito. Le coin
est plus enchanteur que les environs des usines où ils fabriquent
des batteries de portable, des écrans à cristaux liquides ou des
panneaux solaires. Et surtout plus discret :
«C’est trop dangereux de rencontrer une journaliste –
étrangèrequi plus est », expliquent-ils. Syndiqués à la KCTU,
ils vivent dans une semi-clandestinité. Tous sont catalogués « MJ
», pour moon jae,
transcription
phonétique en alphabet occidental du coréen « problème ». «
Dans chaque secteur, raconte
l’un
d’entre eux, il y a des personnes chargées de repérer les MJ, de
les harceler, de les acheter et d’empêcher la “contamination”.
» L’un de ses collègues enchaîne : « Si une personne prend un
verre par hasard dans une soirée avec un MJ, elle est immédiatement
convoquée par la direction, qui lui demande ce qu’elle a entendu
et ce qu’elle a dit. Même à la cantine, il est peu recommandé de
manger avec un MJ. »
Permission
de minuit pour les ouvrières
Les
sanctions pleuvent : un seul de ces syndicalistes a conservé son
travail à la chaîne. L’un a été muté dans un bureau où il
s’occupe, seul, des oeuvres caritatives de l’usine. Un autre a
été placé dans un service d’approvisionnement bien encadré. Une
question sur l’activité du quatrième fait rire la tablée : «
Rien, je ne fais littéralement rien. Avant, j’étais ouvrier ;
maintenant, je suis dans un bureau, tout seul, sans aucune tâche. »
Il en rigole, mais il a dû consulter un psychiatre. A son collègue
qui vient de rejoindre le syndicat, la direction a proposé un «
stage obligatoire » de plusieurs mois… en Malaisie. Il a refusé ;
il attend la sanction. Quant au sixième, il a été licencié il y a
quatre ans. Sans recours.
Nous
avons rencontré d’autres MJ à Suwon, la ville-phare de Samsung,
dans la banlieue de Séoul. M. Cho Jang-hee, ancien manager d’un
restaurant au parc d’attractions Everland, a eu l’audace de créer
avec trois de ses collègues un syndicat affilié à la KCTU. Toutes
les tentatives précédentes avaient échoué, certains ayant eu une
promotion, ou de l’argent pour payer les études des enfants,
d’autres ayant cédé aux pressions. « Tout d’un coup, les
collègues n’osent plus vous regarder, ils ne vous parlent plus,
raconte-t-il. Il y a même des “séances de formation” au cours
desquelles les cadres expliquent que nous sommes des voyous qui
mettons en péril l’entreprise. » Eux ont été suivis
vingt-quatre heures sur vingt-quatre et filmés. Leurs téléphones
ont été piratés, leurs proches menacés. Mais ils ont tenu.
Certes,
leur influence est marginale : onze adhérents « au grand jour » et
soixante-huit clandestins, sur dix mille salariés. Ils ne sont pas
près d’être élus pour représenter le personnel dans ces
commissions paritaires concoctées par le groupe pour contourner les
syndicats et composées pour moitié de gens de la direction, pour
moitié de représentants des salariés chaudement recommandés par
la direction. Reste que,
pour la première fois, la KCTU a une existence légale, sinon
reconnue, chez Samsung. M. Cho Jang-hee l’a payé cher, puisqu’il
a été licencié. Quant aux deux autres cofondateurs, ils ont été
mis à pied pendant trois mois et mutés dans deux restaurants
différents « pour bien [les] isoler ».
A
Ulsan comme à Suwon, ces syndiqués reconnaissent que pour eux,
travailleurs à plein temps, « les salaires sont corrects ». En
revanche, les précaires touchent entre 40 et 60 % de moins pour un
travail parfois identique, ne bénéficient d’aucune protection,
d’aucun bonus, et sont jetés à la rue dès que les commandes
baissent (10). Or, qu’ils soient estampillés Samsung ou employés
par les soustraitants, ils représentent selon les estimations (les
statistiques officielles n’existent pas) entre 40 et 50 % des
effectifs. Quant aux plus de 50 ans, cadres compris, ils sont
ardemment invités à démissionner, car ils coûtent trop cher. Pour
tous, les conditions de travail sont difficiles, les amplitudes
horaires démesurées, les tensions fortes, les accidents nombreux.
En janvier 2013, un salarié précaire est mort après une fuite
d’acide fluorhydrique à l’usine de Hwasung, près de Suwon.
De
l’extérieur, rien ne laisse présager du moindre danger dans cette
unité. Soucieux du décorum, M. Lee Kun-hee a construit avec soin sa
digital city (« ville numérique »), qui s’étend sur trois
communes, Hwasung, Giheung et Onyang. Le savant assemblage de gros
cubes d’un blanc pur, d’immeubles en verre élégants et de
pelouses bien entretenues fait penser à un campus universitaire. A
chaque extrémité, des dortoirs : ceux des filles sont imposants,
car les « opératrices » sont les plus nombreuses. Plus loin, celui
des garçons, chargés de la maintenance et de l’approvisionnement.
Venus de tout le pays, ces jeunes gens fabriquent des
semi-conducteurs.
Tous
les ans, des cadres de Samsung partenten chasse. Ils descendent dans
les collèges de province afin de dénicher de nouvelles recrues, à
charge pour les enseignants de les présélectionner. Au dire de
tous, il y a plus de demandes que d’élus. Samsung jouit d’une
belle réputation, et les salaires y sont relativement élevés :
l’équivalent de 2 000 euros, une fortune pour ces débutants (le
salaire minimum ne dépasse pas 600 euros). « En travaillant chez
Samsung, témoigne une employée, je peux aider mes parents et
préparer mon mariage. »
Mais
les rêves de jeune fille s’évanouissent souvent dans les salles
blanches de production. De l’extérieur, tout paraît aseptisé
avec ces « opératrices » aux allures de cosmonautes, en tenue
immaculée, dont seuls les yeux apparaissent. On imagine des lieux
hautement sécurisés. Ce décor futuriste dissimule cependant des
pratiques moyenâgeuses.
Il
faut travailler au moins douze heures par jour ; participer aux
activités caritatives afin de développer l’esprit de solidarité,
dixit le management ; puis, éventuellement, retourner au travail
avant d’aller se coucher. Six jours sur sept. Le septième, les
ouvrières sont si fatiguées qu’elles dorment sur place et
rentrent rarement dans leur famille. « On se lève Samsung, on mange
Samsung, on travaille Samsung, on s’entretient Samsung, on dort
Samsung », résume Kab-soo, heureuse d’en être partie après
avoir amassé un petit pécule et trouvé un autre emploi un peu
moins dur.
Bien
sûr, ces jeunes filles ont le droit de sortir le soir. « Nous ne
sommes pas en Chine », me réplique, un peu vexé, un ex-cadre du
groupe. Cependant, reconnaît-il, ce n’est pas très bien vu. Et
si, par égarement, elles rentrent après le couvrefeu (minuit),
elles reçoivent un « carton rouge » qui ne sera effacé que
lorsqu’elles auront dûment participé aux activités caritatives
maison.
La
fatigue est telle que les indisciplines sont rares. Pourtant,
encapuchonnées dans leur costume de Bunny, les travailleuses
résistent à cette robotisation. Interdites de maquillage, elles
mettent des faux cils. Couvertes jusqu’aux yeux du bonnet
réglementaire, elles trouvent des façons élégantes de le porter,
raconte Lee Kyung-hong, jeune cinéaste documentariste qui les a
filmées pendant trois ans (11)… après leur départ de
l’entreprise, car il leur est totalement interdit de parler tant
qu’elles y sont employées.
Ce
sont leurs seules fantaisies. « On travaille dans la peur », se
souvient Kab-soo. Peur de se tromper. Peur de ne pas y arriver. Peur
de la maladie. La fabrique des semi-conducteurs nécessite en effet
de grandes quantités de produits chimiques, des gaz extrêmement
dangereux, des champs électromagnétiques. Les ouvrières doivent
remper leurs dalles dans plusieurs bains avec une grande rapidité,
ne pas se tromper, vérifier...
Deux
mille violations des lois sur la sécurité au travail
Sur
le papier, les normes de sécurité existent. Mais dans l’unité de
Hwasung, il y a déjà eu deux fuites d’acide fluorhydrique entre
janvier et mai 2013. Les systèmes de ventilation ne fonctionnent pas
toujours. Enfin, souvent, les opératrices elles-mêmes
déverrouillent les vannes de sécurité pour aller plus vite et
remplir leur mission. Sans être payées à la pièce, elles se
sentent responsables du résultat commun.
A
ce rythme, elles ne tiennent pas plus de quatre à cinq ans. Ensuite,
soit elles trouvent un autre emploi, soit elles repartent chez leurs
parents et se marient – seules 53,1 % des femmes travaillent (12).
Quelques-unes en meurent. La jeune Hwang Yumi, âgée de 22 ans, est
décédée en 2007 après quatre ans de travail à l’unité de
Giheung. Son père Hwang Sang-gi, taxi à Dokcho, à deux heures et
demie de voiture de Séoul, se souvient de chaque instant du cancer
qui l’a rongée pendant de longs mois. Il est devenu un symbole. Il
a beau, selon son expression, « parler moins bien que les
bureaucrates de Samsung », il a beau avoir reçu des menaces et des
offres financières pour se taire, il n’a jamais abandonné la
partie. Il veut que le cancer de sa fille soit reconnu comme maladie
professionnelle non seulement par l’administration – ce qui est
acquis –, mais aussi par Samsung, qui nie toujours. Pour Yumi, et
pour tous ceux qui meurent encore.
La
première à l’avoir écouté est l’avocate Lee Jong-ran. Elle
est intarissable sur les dégâts provoqués par ce concentré de
substances dangereuses. « Les fabricants disent qu’il n’y a rien
à craindre, mais aucun ne veut donner la liste exacte des produits
utilisés, au nom du “secret de fabrication”. Et des jeunes
meurent en secret. » Avec le docteur Kong Jeong-ok et l’association
Supporters for the Health and Rights of People in the Semiconductor
Industry (Sharps), elle a recensé cent quatre vingt-un anciens
employés Samsung souffrant d’affections diverses (leucémie,
cancer du sein, sclérose en plaques…) entre 2007 et mai 2013.
Pour
beaucoup de spécialistes du groupe, ces maladies professionnelles
sont un secret de Polichinelle. Il
aura cependant fallu les fuites de liquide toxique à Hwasung, à dix
minutes à vol d’oiseau des résidences de luxe autour de Suwon,
pour que certains commencent à s’inquiéter. Le ministère de
l’emploi a effectué une inspection spéciale et trouvé plus de
deux mille violations du droit du travail en matière de sécurité.
La direction a promis d’y remédier…
Mais
quand, après des mois et des mois de procédures pour que soit
examiné un cas précis, l’agence publique d’indemnisation
mandatée par l’administration entre enfin en lice, elle ne manque
pas d’inclure dans la commission un médecin… Samsung (13) dont
la voix est prépondérante.
Notes :
(1)
Lire Laurent Carroué, « Les travailleurs coréens à l’assaut du
dragon », et Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la
péninsule
de Corée », Le Monde diplomatique, respectivement février 1997 et
novembre 1994.
(2)
« Samsung a dépensé 9 milliards en marketing en 2012 », Le
Figaro, Paris, 14 mars 2013.
(3)
« Global 2000 leading companies », Forbes, New York, mai 2013,
www.forbes.com
(4)
1 000 wons représentent environ 0,60 euro.
(5)
Aucun lien de parenté avec les propriétaires de Samsung. Les noms
de famille sont peu nombreux en Corée : les cinq plus courants (Lee,
Kim...) représentent la moitié de la population.
(6)
Uniquement en coréen.
(7)
Disponible chez Wild Side Video, Paris.
(8)
Lire l’entretien sur notre site : «L’univers impitoyable des
dynasties sud-coréennes », Planète Asie,
http://blog.mondediplo.net (9) Cho Don-moon, « La stratégie antisyndicale de Samsung. Histoire de la lutte des travailleurs pour la création d’un syndicat », étude (en coréen), 2012.
(10) Cf. Jean Marie Pernot, « Corée du Sud. Des luttes syndicales pour la démocratie », Chronique internationale de l’IRES, no 135, Paris, mars 2012.
(11)
Lee Kyung-hong, L’Empire de la honte (en coréen), Purn Production,
Séoul, 2013.
(12)
La moyenne pour les pays de l’Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE) est de 56,7 %.
(13)
« South Korean government rejects Samsung victim’s workers
compensation based on Samsung doctor’s opinion », Sharps, 31 mai
2013, http://stopsamsung.wordpress.com
Un
contrôle circulaire
COMMENT,
avec 3 % du capital, la famille Lee peut-elle diriger un
groupe
qui pèse l’équivalent d’un cinquième du produit intérieur de
la
République de Corée ? Pendant plus de trois heures, l’économiste
Kim
Sang-jo, professeur à l’université Hansung à Séoul et président
de l’association
Solidarité
pour la réforme de l’économie (1), prend le temps d’expliquer
ses
mille et une ficelles, que l’on peut ainsi résumer : dissimulation
de
capitaux, nébuleuse de participations. « On
dit que les fonds de pension étrangers
détiennent
Samsung. Le plus probable est que la famille dispose de sociétés
offshore,
dans les paradis fiscaux. » Tous les
spécialistes rencontrés soupçonnent
qu’une
partie des fonds d’investissement dits étrangers lui
appartiennent,
mais
nul ne sait combien. Et le gouvernement n’est guère curieux.
«
A l’intérieur, poursuit Kim Sang-jo,
beaucoup de petits actionnaires sont des
prête-noms.
Des filiales comme Samsung Life Insurance permettent également de
dissimuler
les capitaux familiaux. » On peut selon lui
estimer la fortune de l’actuel
patron
de Samsung, M. Lee Kun-hee, et de sa femme à 30 milliards de
dollars,
soit deux fois plus que son montant officiel. Du reste, son frère
Lee
Maeng-hee
et sa soeur Lee Sook-hee lui intentent un procès, l’accusant
d’avoir
sous-estimé
l’héritage. L’affaire est en cours devant les tribunaux.
Le
groupe est contrôlé par un système de participations circulaires :
A
contrôle
B, qui contrôle C, qui contrôle A. Selon
un autre spécialiste, Jason
Chung,
créateur du site Chaebul.com, l’équivalent à l’échelle
coréenne du
magazine
américain Forbes, le
jeu se mène à partir de trois entités majeures :
Samsung
Everland, qui regroupe les parcs de loisirs et constitue une sorte
de
holding, Life Insurance et Samsung Electronics.
Le
tout s’accompagne d’un management ultracentralisé et
autoritaire, exercé
publiquement
par M. Lee Kun-hee, et secrètement par ce qui est parfois appelé
le
secrétariat général, ou « groupe central pour la réforme »
(Reformation
Headquarter
Group, RHG). C’est cette équipe d’une centaine de personnes
qui,
selon Kim Sang-jo, détient le pouvoir réel, surtout après la
diversification
ratée
dans l’automobile menée par M. Lee Kun-hee au milieu des années
1990.
«
Du reste, celui-ci a disparu de la scène publique entre 1995 et 2004
», note Kim
Sang-jo.
Après la crise de 1997, le RHG a massivement restructuré et a
concentré
le groupe sur ses coeurs de métier, dont l’électronique, en
développant
la
qualité et en misant sur l’innovation, quitte à acheter des
chercheurs
à
l’étranger. Avec le succès que l’on connaît. M. Lee Kun-hee
régnait mais ne
gouvernait
pas. Il a repris les rênes. Ce qui n’est pas sans danger.
A
71 ans, il a déjà adoubé son fils Lee Jea-yong, 46 ans, actuel
patron d’Electronics,
pour
lui succéder. Mais celui-ci est divorcé, ce qui est fort mal vu en
Corée
; et surtout, il n’a guère brillé jusqu’à présent. Sa soeur
Boo-jin, qui
dirige
Everland et Samsung Chimie, se pose déjà en rivale. A cela s’ajoute
le
fait
que près de 80 % des profits du groupe proviennent de la seule
filiale Electronics
:
un mauvais choix de produit, comme chez Nokia, ou une mauvaise
stratégie,
comme chez Sony, et c’est tout le groupe qui serait fragilisé.
Si
les chaebols (lire ci-dessus) en
général et Samsung en particulier « ont
acquis
une
puissance telle qu’aucun politique n’a su s’en libérer »,
souligne Kim Sang-jo, il
n’est
pas sûr que cela puisse perdurer. La «
démocratisation [économique] des
chaebols
» promise par la
présidente de la République, Mme Park Geun-hye, est
pour
l’instant restée lettre morte, mais une partie des actionnaires,
notamment
à
l’étranger, commencent à ruer dans les brancards. Les relations
féodales avec
les
petites et moyennes entreprises (PME) écrasent les jeunes pousses
innovantes
:
« Ici, des entreprises comme Google ou
Microsoft ne pourraient pas exister »,
assure
l’économiste. Enfin, quoique encore marginale, la contestation
sociale
et
politique s’amplifie en même temps que les inégalités, note de
son côté Jason
Chung
: 1 % de la population détenait 65 % de la richesse nationale en
2012,
contre
40 % en 1990. De là à mettre en cause le champion national…
- B.
(1)
L’association regroupe des économistes, des juristes et des
comptables. Elle vise,
comme
son nom l’indique, une réforme structurelle de l’économie et
une réduction du
poids
des chaebols.
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