par Marie Bénilde
http://blog.mondediplo.net
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[2] « Reaching for the kill switch », The Economist, 10 février.
[3] « El 80% del material informativo que circula por la Red procede de la prensa », El Mundo, 2 février 2011.
[4] « En Tunisie, le règne sans partage d’Al Jazeera », Slate.fr, 19 janvier 2011.
[5] Lire à ce sujet « En Iran, Nokia connecte la répression ».
[6] Lire à ce sujet Tunisie, Egypte...Algérie, "inception" de la révolution in Electron libre.
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Quel rôle ont joué les nouveaux médias dans la chute des régimes autocratiques de Tunisie et d’Egypte ? Faut-il prêter à Facebook, et aux réseaux sociaux en général, la capacité de mobiliser des foules et de susciter des mouvements d’opposition ? Enseignements politico-médiatiques de révoltes puis de révolutions « en ligne ».
Le régime d’Hosni Moubarak a commis l’acte le plus liberticide du monde au regard de l’accès à Internet, selon le quotidien Libération du 28 janvier. Ni la Birmanie en 2007, ni la Chine en 2008, ni l’Iran en 2009 ne seraient allés aussi loin que l’Egypte face à la contestation sur la toile. Seul le pays du raïs despote a totalement coupé l’accès au réseau, pour les neuf dixième des 23 millions d’internautes égyptiens ayant un accès occasionnel ou régulier au Web — dont cinq millions d’inscrits au réseau social Facebook. Cette coupure n’a pu empêcher la chute d’Hosni Moubarak. La révolution égyptienne, comme celle qui l’a précédée en Tunisie, montre à la fois la puissance des nouveaux médias, la difficulté à leur opposer des forces classiques de contrôle et de répression, et leur articulation, trop souvent minorée, avec les médias traditionnels comme la télévision ou la presse.
C’est alors qu’une nouvelle stratégie, plus en phase avec les outils modernes de télécommunications, se met en place. Plutôt que de chercher à censurer massivement -et sans discernement - les messages d’opposants en fermant le robinet numérique, les autorités égyptiennes prennent l’initiative de se servir à leur tour des nouvelles technologies : c’est ainsi que l’armée a investi les bureaux des opérateurs de téléphonie mobile auxquels l’Etat est associé (Mobinil, filiale de France Télécom et Vodafone) pour les obliger à diffuser des textos appelant à la délation ou donnant le lieu et l’heure de manifestations de soutien à Hosni Moubarak. Un SMS de l’armée, quelques jours avant la chute du vieux président, indique que « les forces armées demandent aux hommes honnêtes et loyaux d’Egypte d’affronter les traitres et les criminels et de protéger notre peuple et l’honneur de notre précieuse Egypte [2] ».
Le message peut paraître aujourd’hui ambigu quand on connaît le rôle exercé par l’armée dans le renversement de Moubarak. Il n’en arrive pas moins en appui du pouvoir quand il est diffusé, alors que le raïs s’accroche à son trône. Et il témoigne d’une certaine sophistication de cette ultime phase de la répression en ligne puisqu’il ne s’agit plus seulement d’interdire les blogs ou les sites hostiles au régime — notamment lorsqu’ils diffusent des vidéos de torture dans les commissariats égyptiens — mais aussi de promouvoir la parole gouvernementale sur les réseaux. Seulement, il est déjà trop tard. A l’ère numérique, toute autorité qui s’estime victime de la toile, et plus singulièrement d’un moteur de recherche, se doit de poster sa propre production de contenus en ligne afin d’interférer dans une communication qui lui est hostile. Mais cet usage « proactif » implique de précéder l’événement, non de le suivre.
Faut-il relativiser la vision d’une « révolution 2.0 », comme l’a baptisée le blogueur égyptien Wael Ghonim ? En réalité, nouveaux et anciens médias semblent étroitement liés. Si l’information trouve aujourd’hui le moyen de contourner la censure, d’échapper à tout contingentement et de se diffuser largement, c’est bien entendu grâce à Internet et au partage de liens sur les différentes communautés des réseaux sociaux. Mais la revue Telos, éditée par la fondation Telefonica en Espagne, a montré récemment que 80 % des nouvelles qui circulent sur Internet dans le monde viennent des éditions en ligne de la presse [3]. Il en va de même de la télévision. En Tunisie, Al Jazira — qui était interdite de séjour par le gouvernement de Ben Ali — s’est imposée comme le média audiovisuel libre du pays, au détriment des chaînes nationales et des autres télévisions étrangères, selon l’écrivain Taoufik Ben Brik, tandis que « ce sont surtout les relais traditionnels de la rue survoltée — Internet, Facebook, Twitter, YouTube — qui ont sombré dans l’oubli [4] ». La chaîne d’information s’est notamment distinguée par sa capacité à reprendre sur son antenne des images tournées par des téléphones portables, comme celles des premières manifestations réprimées par la police à Sidi Bouzid.
Dans un article du Monde.fr sur l’influence de la chaîne qatari dans la révolution tunisienne, le journaliste Benjamin Barthe décrit ainsi le cheminement de ces vidéos amateurs publiées sur des sites alternatifs comme Nawaat ou Takriz, signalées par Twitter, reprises sur les réseaux sociaux (Facebook, YouTube..) et finalement diffusées en masse sur les écrans d’Al Jazira qui leur donneront un véritable écho populaire.
« Al-Jazira s’est fondue dans le nouvel environnement médiatique, en recourant de façon très rapide et très créative aux contenus générés par le public, écrit sur son blog le politologue américain Marc Lynch, spécialiste du monde arabe, cité par Le Monde. D’autres télévisions satellites l’ont imitée. (…) Ces plateformes médiatiques et ces contributeurs individuels œuvrent à saper la capacité des Etats à contrôler le flux d’informations. C’est la dernière étape en date dans l’émergence d’un nouvel espace médiatique arabe. »
Pour suivre l’évolution des événements en Egypte, c’est encore Al Jazira que regardent les responsables officiels de la Maison blanche, selon le New York Times, alors même que la chaîne d’information, coupable d’avoir diffusé des cassettes de Ben Laden et stigmatisée pour son « islamisme », est très largement absente des bouquets satellite et du câble aux Etats-Unis.
Enfin, c’est encore au rythme de la télévision égyptienne retransmettant les discours de Moubarak que la révolte égyptienne s’amplifie. Le vieil autocrate y apparaît, dans le décorum suranné de son palais, littéralement déconnecté des aspirations de la jeunesse de son pays (au point que la presse française a pu parler de « mai 1968 » arabe).
Bien sûr, il va sans dire que ce n’est pas Internet ou les réseaux sociaux qui font la révolution : les immolations publiques, les manifestations interdites ou l’occupation de la place Tahrir sont avant avant tout des expressions physiques d’un désarroi et d’une contestation populaires. D’ailleurs, comme on l’a vu, l’usage des nouvelles technologies n’est pas l’apanage des forces contestataires — Téhéran s’en était aussi emparé pour traquer ses opposants après les manifestations très connectées de 2009 [5] — et il a même plutôt tendance à canaliser le mécontentement intellectuel au détriment des engagements militants. Au point que l’on peut légitimement se demander quel est l’avenir d’une mobilisation si celle-ci n’est pas accompagnée par un travail de structuration politique qui permet à un rassemblement de masse de se muer en force révolutionnaire agissante.
Et en même temps, le web participatif est porteur de nouvelles formes d’organisation qui ne sont pas que technologiques et sème le grain de la parole démocratique au vent de l’histoire. [6] Du Proche-Orient à Cuba, en passant par l’Algérie, Internet a à la fois la propriété d’interconnecter les peuples, de permettre à chacun de se compter et d’encourager les initiatives. Face à une information par les grands médias vécue comme une « chape de surplomb » dans la mesure où la réception des nouvelles y était essentiellement passive, les nouveaux médias semblent réussir cette alchimie nouvelle de transformer l’information en participation et la participation en action. Les internautes sont invités à vivre « en partage » avec cette idée nouvelle au Maghreb : la dictature n’est pas le seul horizon politique.
L’impossible black-out
Revenons d’abord à cette fameuse coupure d’Internet. Le 2 février, après cinq jours d’interruption, les autorités égyptiennes choisissent de rétablir l’accès au réseau. La veille, Google avait lancé la possibilité de « tweeter » par téléphone, contournant ainsi le blocage. Il suffit aux opposants égyptiens d’appeler un numéro téléphonique pour laisser des messages vocaux, qui sont aussitôt retransmis sur Twitter. L’occultation numérique des événements n’est alors plus possible ; l’arrestation de Wael Ghonim, le responsable marketing de Google au Proche-Orient (qui sera porté en triomphe sur la place Tarhir après sa libération), se révèle vite totalement inadaptée à la situation. Le régime a tenté d’étouffer Internet comme il cherchait à se débarrasser de témoins gênants en mettant au secret les journalistes qui couvraient les manifestations. Mais le réseaux des réseaux n’est-il pas, par nature, incontrôlable ? [1]C’est alors qu’une nouvelle stratégie, plus en phase avec les outils modernes de télécommunications, se met en place. Plutôt que de chercher à censurer massivement -et sans discernement - les messages d’opposants en fermant le robinet numérique, les autorités égyptiennes prennent l’initiative de se servir à leur tour des nouvelles technologies : c’est ainsi que l’armée a investi les bureaux des opérateurs de téléphonie mobile auxquels l’Etat est associé (Mobinil, filiale de France Télécom et Vodafone) pour les obliger à diffuser des textos appelant à la délation ou donnant le lieu et l’heure de manifestations de soutien à Hosni Moubarak. Un SMS de l’armée, quelques jours avant la chute du vieux président, indique que « les forces armées demandent aux hommes honnêtes et loyaux d’Egypte d’affronter les traitres et les criminels et de protéger notre peuple et l’honneur de notre précieuse Egypte [2] ».
Le message peut paraître aujourd’hui ambigu quand on connaît le rôle exercé par l’armée dans le renversement de Moubarak. Il n’en arrive pas moins en appui du pouvoir quand il est diffusé, alors que le raïs s’accroche à son trône. Et il témoigne d’une certaine sophistication de cette ultime phase de la répression en ligne puisqu’il ne s’agit plus seulement d’interdire les blogs ou les sites hostiles au régime — notamment lorsqu’ils diffusent des vidéos de torture dans les commissariats égyptiens — mais aussi de promouvoir la parole gouvernementale sur les réseaux. Seulement, il est déjà trop tard. A l’ère numérique, toute autorité qui s’estime victime de la toile, et plus singulièrement d’un moteur de recherche, se doit de poster sa propre production de contenus en ligne afin d’interférer dans une communication qui lui est hostile. Mais cet usage « proactif » implique de précéder l’événement, non de le suivre.
Réseaux numériques et révolutions
Quelle place accorder maintenant à ces nouveaux outils de communication dans les mouvements de révolte arabes ? La plupart des témoignages s’accordent à dire que les réseaux sociaux ont joué un rôle dans la mobilisation en Egypte comme en Tunisie. Pour exprimer un ras le bol, se regrouper de façon affinitaire ou se conforter dans l’action, des groupes ont été créés sur Facebook ; Twitter était utilisé, de façon plus marginale, pour lancer des alertes, notamment à l’extérieur du pays. Pourtant, comme en attestent les nombreuses arrestations de journalistes ou le brouillage des émissions d’Al Jazira sur un des satellites dépendant de l’Etat égyptien, c’est essentiellement de la télévision et de la presse que les autorités se sont méfiées. Les chaînes d’information en continu ont en effet ce pouvoir de refléter la réalité des manifestations et de grossir le flot de leurs participants (la couverture des événements en Egypte par BBC World a d’ailleurs incité l’Iran à brouiller les émissions de la chaîne, par mesure de précaution).Faut-il relativiser la vision d’une « révolution 2.0 », comme l’a baptisée le blogueur égyptien Wael Ghonim ? En réalité, nouveaux et anciens médias semblent étroitement liés. Si l’information trouve aujourd’hui le moyen de contourner la censure, d’échapper à tout contingentement et de se diffuser largement, c’est bien entendu grâce à Internet et au partage de liens sur les différentes communautés des réseaux sociaux. Mais la revue Telos, éditée par la fondation Telefonica en Espagne, a montré récemment que 80 % des nouvelles qui circulent sur Internet dans le monde viennent des éditions en ligne de la presse [3]. Il en va de même de la télévision. En Tunisie, Al Jazira — qui était interdite de séjour par le gouvernement de Ben Ali — s’est imposée comme le média audiovisuel libre du pays, au détriment des chaînes nationales et des autres télévisions étrangères, selon l’écrivain Taoufik Ben Brik, tandis que « ce sont surtout les relais traditionnels de la rue survoltée — Internet, Facebook, Twitter, YouTube — qui ont sombré dans l’oubli [4] ». La chaîne d’information s’est notamment distinguée par sa capacité à reprendre sur son antenne des images tournées par des téléphones portables, comme celles des premières manifestations réprimées par la police à Sidi Bouzid.
Dans un article du Monde.fr sur l’influence de la chaîne qatari dans la révolution tunisienne, le journaliste Benjamin Barthe décrit ainsi le cheminement de ces vidéos amateurs publiées sur des sites alternatifs comme Nawaat ou Takriz, signalées par Twitter, reprises sur les réseaux sociaux (Facebook, YouTube..) et finalement diffusées en masse sur les écrans d’Al Jazira qui leur donneront un véritable écho populaire.
« Al-Jazira s’est fondue dans le nouvel environnement médiatique, en recourant de façon très rapide et très créative aux contenus générés par le public, écrit sur son blog le politologue américain Marc Lynch, spécialiste du monde arabe, cité par Le Monde. D’autres télévisions satellites l’ont imitée. (…) Ces plateformes médiatiques et ces contributeurs individuels œuvrent à saper la capacité des Etats à contrôler le flux d’informations. C’est la dernière étape en date dans l’émergence d’un nouvel espace médiatique arabe. »
Pour suivre l’évolution des événements en Egypte, c’est encore Al Jazira que regardent les responsables officiels de la Maison blanche, selon le New York Times, alors même que la chaîne d’information, coupable d’avoir diffusé des cassettes de Ben Laden et stigmatisée pour son « islamisme », est très largement absente des bouquets satellite et du câble aux Etats-Unis.
Enfin, c’est encore au rythme de la télévision égyptienne retransmettant les discours de Moubarak que la révolte égyptienne s’amplifie. Le vieil autocrate y apparaît, dans le décorum suranné de son palais, littéralement déconnecté des aspirations de la jeunesse de son pays (au point que la presse française a pu parler de « mai 1968 » arabe).
Réalités et virtualités
Les nouveaux canaux numériques n’apparaissent finalement qu’au second plan en matière d’information. Mais les réseaux sociaux contributifs (2.0) remplissent une fonction inédite dans l’histoire des médias. Ils permettent aux rédactions occidentales, souvent coupées des réalités de pays qu’elles regardaient avec le même aveuglement que leurs gouvernements respectifs (produit d’une grande indulgence avec les régimes corrompus en place, puissances invitantes pour des politiques comme pour des journalistes français en vue), de mesurer que l’épouvantail islamiste ne pouvait plus suffire à discréditer les soulèvements populaires. Le web 2.0 a cette propriété sans doute magique qu’il supporte mal l’imposition de raccourcis médiatiques malgré la tentative apparue ici ou là de jouer sur la fibre de la menace envers Israël ou sur le danger des Frères musulmans. Avec Internet, la parole du peuple devient davantage audible même si elle n’est que partielle.Bien sûr, il va sans dire que ce n’est pas Internet ou les réseaux sociaux qui font la révolution : les immolations publiques, les manifestations interdites ou l’occupation de la place Tahrir sont avant avant tout des expressions physiques d’un désarroi et d’une contestation populaires. D’ailleurs, comme on l’a vu, l’usage des nouvelles technologies n’est pas l’apanage des forces contestataires — Téhéran s’en était aussi emparé pour traquer ses opposants après les manifestations très connectées de 2009 [5] — et il a même plutôt tendance à canaliser le mécontentement intellectuel au détriment des engagements militants. Au point que l’on peut légitimement se demander quel est l’avenir d’une mobilisation si celle-ci n’est pas accompagnée par un travail de structuration politique qui permet à un rassemblement de masse de se muer en force révolutionnaire agissante.
Et en même temps, le web participatif est porteur de nouvelles formes d’organisation qui ne sont pas que technologiques et sème le grain de la parole démocratique au vent de l’histoire. [6] Du Proche-Orient à Cuba, en passant par l’Algérie, Internet a à la fois la propriété d’interconnecter les peuples, de permettre à chacun de se compter et d’encourager les initiatives. Face à une information par les grands médias vécue comme une « chape de surplomb » dans la mesure où la réception des nouvelles y était essentiellement passive, les nouveaux médias semblent réussir cette alchimie nouvelle de transformer l’information en participation et la participation en action. Les internautes sont invités à vivre « en partage » avec cette idée nouvelle au Maghreb : la dictature n’est pas le seul horizon politique.
Notes
[1] La question rebondit aux Etats-Unis où un controversé projet de loi de sécurité cybernétique voudrait mettre entre les mains du président américain un interrupteur du web ("kill switch") pour contrer les cyberattaques provenant de l’étranger.[2] « Reaching for the kill switch », The Economist, 10 février.
[3] « El 80% del material informativo que circula por la Red procede de la prensa », El Mundo, 2 février 2011.
[4] « En Tunisie, le règne sans partage d’Al Jazeera », Slate.fr, 19 janvier 2011.
[5] Lire à ce sujet « En Iran, Nokia connecte la répression ».
[6] Lire à ce sujet Tunisie, Egypte...Algérie, "inception" de la révolution in Electron libre.
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