Jeudi 4 juin, entre 8 000 et 12 000 paysans haïtiens, soutenus par une vingtaine d’organisations locales et internationales, manifestaient dans la commune de Hinche, au centre de l’île, pour exprimer leur désaccord avec la politique d’« aide » au secteur agricole du gouvernement. En particulier sa décision d’accepter les semences offertes par le géant de l’industrie agronomique Monsanto. La transnationale vient de promettre un don de 475 tonnes de semences, avec leur arsenal de pesticides et d’engrais. Un premier arrivage a déjà été distribué dans des centres pilotes et vendus « à prix réduit » aux paysans. L’opération s’inscrit dans le cadre du projet Winner (Initiative bassins versants pour les ressources naturelles et environnementales) qui épaule près de 10 000 agriculteurs pour la reprise de leur activité. Lancé en 2009, le projet est supervisé par l’Agence américaine pour le développement international (USAID).
On ne présente plus Monsanto, qui fabriquait l’agent orange utilisé pendant la guerre du Vietnam ainsi que des produits à base de dioxine avant de se convertir aux biotechnologies agricoles. Bien représentée au sein de l’administration américaine (1), l’entreprise se trouve mise en cause dans plusieurs affaires liées à la contamination de l’environnement par des produits polluants, dont ses herbicides (2). Elle est par ailleurs dénoncée pour avoir contribué à ruiner des dizaines de milliers de paysans dans les pays les plus pauvres, comme l’Inde, où le surendettement des semeurs de coton a entraîné des vagues massives de suicide. De son côté, le directeur des opérations en Haïti du projet Winner n’est autre que M. Jean-Robert Estimé, qui fut ministre des affaires étrangères du « président à vie », M. Jean-Claude Duvalier.
M. Jean-Yves Urfié, père spiritain engagé depuis quarante ans auprès des paysans haïtiens, a, le premier, alerté quant à la nature de « l’aide généreuse », de Monsanto, craignant qu’il ne s’agisse d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Le ministre de l’agriculture, M. Joanas Gué, s’en est immédiatement défendu, assurant avoir pris « toutes les précautions avant d’accepter l’offre de la multinationale Monsanto » (3).
On sait désormais que les semences offertes se composent de semences de maïs dites « hybrides », non transgéniques. La productivité attendue de ces graines nécessite une utilisation d’herbicides et d’engrais bien supérieure à celle nécessaire pour les semences traditionnelles ou autochtones. De plus, seule la première génération de ces semences est fertile. Si l’habitude est prise de les utiliser (à la place des semences tirées des récoltes précédentes), il faudra alors acheter semences, engrais et herbicides auprès de Monsanto.
On peut comprendre comment une semence « super productive » pourrait être la bienvenue dans un pays qui manque de nourriture. Toutefois, M. Jean-Pierre Ricot, économiste à la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), estime qu’il s’agit de l’introduction d’une logique de marché qui ne correspond pas à la culture paysanne d’Haïti : « Les paysans haïtiens ont traditionnellement la capacité de produire et de reproduire leur propre semence, organique et locale, à destination de leur famille et du marché de proximité. Monsanto veut intégrer les agriculteurs sur un marché qu’ils ne contrôlent pas en matière de qualité de semence et de prix [et] faire du paysan haïtien un assisté plutôt qu’un producteur. (4) »
Quelles que soient les motivations de la transnationale, le choix d’un tel partenariat soulève des interrogations quant à l’orientation de la politique d’aide et à l’avenir de l’agriculture haïtienne. La survie de la population paysanne, près de 70 % du total, dépend de ce secteur-clé déjà malmené par « l’aide américaine »… et que la reconstruction aurait pu aider à « remettre sur pied ».
Dès 1981, sous l’administration Reagan, l’USAID fait pression sur le gouvernement haïtien pour substituer des produits d’exportation (cacao, coton, huiles essentielles) aux cultures vivrières. L’opération sera facilitée par l’octroi d’une aide alimentaire américaine équivalente à 11 millions de dollars. En 1995, un accord passé entre l’ancien président, M. Jean-Bertrand Aristide, et le président américain William Clinton pour lever les barrières douanières, a autorisé le « dumping » des produits agricoles américains (subventionnés) sur le marché local.
Autosuffisante dans les années 1980, la production nationale haïtienne alimentaire satisfaisait moins de 40 % de la demande alimentaire locale à la veille du séisme. Le reste provenait des importations et de l’aide internationale (5). Une situation qui n’a fait qu’aggraver les conséquences de la catastrophe. Le nombre de personnes vivant en situation d’insécurité alimentaire sévère est passé de 500 000 avant le séisme à plus de 2 millions aujourd’hui. Le nombre de familles disposant de stocks de nourriture a chuté de 44 à 17 % et les prix des denrées alimentaires ont bondi de 25 % en moyenne.
La crise alimentaire sans précédant dont témoignèrent les émeutes de la faim en 2008, avait acculé les grands acteurs de l’aide internationale à reconnaître leur « erreur » et recommander de placer l’agriculture au centre des politiques de développement (6). Ainsi M. Clinton, aujourd’hui envoyé spécial pour Haïti à l’ONU, a-t-il présenté ses excuses au peuple haïtien pour les dommages causés par son administration (7). Plusieurs spécialistes, et même certains membres du Congrès américain, ont proposé que les Etats-Unis achètent les productions locales pour les distribuer aux populations plutôt que d’envoyer leurs propres produits agricoles. En vain. Dans l’état actuel, Haïti demeure l’un des tout premiers clients du riz américain.
Comme s’en est inquiété le président Haïtien M. René Préval lors de sa rencontre avec son homologue américain le 10 mars dernier : « si on continue à envoyer de la nourriture et de l’eau de l’étranger, cela va concurrencer la production nationale d’Haïti et le commerce haïtien ». Selon M. Gérald Maturin, ancien ministre de l’agriculture aujourd’hui à la tête de la Coordination régionale des organisations du Sud-Est (CROSE), la reconstruction dépend « de l’inclusion de la paysannerie dans l’économie nationale et dans la vie de la nation » (8). Celle-ci réclame aujourd’hui de ne plus être ignorée dans la définition de l’aide et la mise en place des projets de reconstruction.
Dans le contexte d’urgence alimentaire, et à l’approche de la saison cyclonique, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) promet l’envoi de 345 000 tonnes de semences d’ici la fin de l’année. Le cahier des charges de l’institution prévoit l’achat de semences locales ainsi que l’appui technique aux paysans. Alors que le principal acteur public de l’aide d’urgence affiche une stratégie d’ampleur cohérente avec les besoins agricoles et alimentaires de la population haïtienne, pourquoi faire appel à Monsanto pour la fourniture de 0,13 % du total des semences dont Haïti a besoin cette année ?
La décision d’introduire des semences hybrides, stériles, se justifie-t-elle entièrement par l’urgence alimentaire ? N’ouvre-t-elle pas la voie à la conquête progressive du marché haïtien des semences pour une transnationale en quête de nouveaux marchés ? Au final, cette goutte d’eau qui pourrait passer inaperçue – et qui vient à point nommé pour redorer le blason d’une société critiquée et aux résultats décevants (9) – ne menace-t-elle pas de se transformer en déluge d’ici quelques années ?
On ne présente plus Monsanto, qui fabriquait l’agent orange utilisé pendant la guerre du Vietnam ainsi que des produits à base de dioxine avant de se convertir aux biotechnologies agricoles. Bien représentée au sein de l’administration américaine (1), l’entreprise se trouve mise en cause dans plusieurs affaires liées à la contamination de l’environnement par des produits polluants, dont ses herbicides (2). Elle est par ailleurs dénoncée pour avoir contribué à ruiner des dizaines de milliers de paysans dans les pays les plus pauvres, comme l’Inde, où le surendettement des semeurs de coton a entraîné des vagues massives de suicide. De son côté, le directeur des opérations en Haïti du projet Winner n’est autre que M. Jean-Robert Estimé, qui fut ministre des affaires étrangères du « président à vie », M. Jean-Claude Duvalier.
M. Jean-Yves Urfié, père spiritain engagé depuis quarante ans auprès des paysans haïtiens, a, le premier, alerté quant à la nature de « l’aide généreuse », de Monsanto, craignant qu’il ne s’agisse d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Le ministre de l’agriculture, M. Joanas Gué, s’en est immédiatement défendu, assurant avoir pris « toutes les précautions avant d’accepter l’offre de la multinationale Monsanto » (3).
On sait désormais que les semences offertes se composent de semences de maïs dites « hybrides », non transgéniques. La productivité attendue de ces graines nécessite une utilisation d’herbicides et d’engrais bien supérieure à celle nécessaire pour les semences traditionnelles ou autochtones. De plus, seule la première génération de ces semences est fertile. Si l’habitude est prise de les utiliser (à la place des semences tirées des récoltes précédentes), il faudra alors acheter semences, engrais et herbicides auprès de Monsanto.
On peut comprendre comment une semence « super productive » pourrait être la bienvenue dans un pays qui manque de nourriture. Toutefois, M. Jean-Pierre Ricot, économiste à la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), estime qu’il s’agit de l’introduction d’une logique de marché qui ne correspond pas à la culture paysanne d’Haïti : « Les paysans haïtiens ont traditionnellement la capacité de produire et de reproduire leur propre semence, organique et locale, à destination de leur famille et du marché de proximité. Monsanto veut intégrer les agriculteurs sur un marché qu’ils ne contrôlent pas en matière de qualité de semence et de prix [et] faire du paysan haïtien un assisté plutôt qu’un producteur. (4) »
Quelles que soient les motivations de la transnationale, le choix d’un tel partenariat soulève des interrogations quant à l’orientation de la politique d’aide et à l’avenir de l’agriculture haïtienne. La survie de la population paysanne, près de 70 % du total, dépend de ce secteur-clé déjà malmené par « l’aide américaine »… et que la reconstruction aurait pu aider à « remettre sur pied ».
Dès 1981, sous l’administration Reagan, l’USAID fait pression sur le gouvernement haïtien pour substituer des produits d’exportation (cacao, coton, huiles essentielles) aux cultures vivrières. L’opération sera facilitée par l’octroi d’une aide alimentaire américaine équivalente à 11 millions de dollars. En 1995, un accord passé entre l’ancien président, M. Jean-Bertrand Aristide, et le président américain William Clinton pour lever les barrières douanières, a autorisé le « dumping » des produits agricoles américains (subventionnés) sur le marché local.
Autosuffisante dans les années 1980, la production nationale haïtienne alimentaire satisfaisait moins de 40 % de la demande alimentaire locale à la veille du séisme. Le reste provenait des importations et de l’aide internationale (5). Une situation qui n’a fait qu’aggraver les conséquences de la catastrophe. Le nombre de personnes vivant en situation d’insécurité alimentaire sévère est passé de 500 000 avant le séisme à plus de 2 millions aujourd’hui. Le nombre de familles disposant de stocks de nourriture a chuté de 44 à 17 % et les prix des denrées alimentaires ont bondi de 25 % en moyenne.
La crise alimentaire sans précédant dont témoignèrent les émeutes de la faim en 2008, avait acculé les grands acteurs de l’aide internationale à reconnaître leur « erreur » et recommander de placer l’agriculture au centre des politiques de développement (6). Ainsi M. Clinton, aujourd’hui envoyé spécial pour Haïti à l’ONU, a-t-il présenté ses excuses au peuple haïtien pour les dommages causés par son administration (7). Plusieurs spécialistes, et même certains membres du Congrès américain, ont proposé que les Etats-Unis achètent les productions locales pour les distribuer aux populations plutôt que d’envoyer leurs propres produits agricoles. En vain. Dans l’état actuel, Haïti demeure l’un des tout premiers clients du riz américain.
Comme s’en est inquiété le président Haïtien M. René Préval lors de sa rencontre avec son homologue américain le 10 mars dernier : « si on continue à envoyer de la nourriture et de l’eau de l’étranger, cela va concurrencer la production nationale d’Haïti et le commerce haïtien ». Selon M. Gérald Maturin, ancien ministre de l’agriculture aujourd’hui à la tête de la Coordination régionale des organisations du Sud-Est (CROSE), la reconstruction dépend « de l’inclusion de la paysannerie dans l’économie nationale et dans la vie de la nation » (8). Celle-ci réclame aujourd’hui de ne plus être ignorée dans la définition de l’aide et la mise en place des projets de reconstruction.
Dans le contexte d’urgence alimentaire, et à l’approche de la saison cyclonique, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) promet l’envoi de 345 000 tonnes de semences d’ici la fin de l’année. Le cahier des charges de l’institution prévoit l’achat de semences locales ainsi que l’appui technique aux paysans. Alors que le principal acteur public de l’aide d’urgence affiche une stratégie d’ampleur cohérente avec les besoins agricoles et alimentaires de la population haïtienne, pourquoi faire appel à Monsanto pour la fourniture de 0,13 % du total des semences dont Haïti a besoin cette année ?
La décision d’introduire des semences hybrides, stériles, se justifie-t-elle entièrement par l’urgence alimentaire ? N’ouvre-t-elle pas la voie à la conquête progressive du marché haïtien des semences pour une transnationale en quête de nouveaux marchés ? Au final, cette goutte d’eau qui pourrait passer inaperçue – et qui vient à point nommé pour redorer le blason d’une société critiquée et aux résultats décevants (9) – ne menace-t-elle pas de se transformer en déluge d’ici quelques années ?
Benjamin Fernandez
(1) Les cooptations entre la firme et l’administration publique américaine sont nombreuses. Citons l’ancienne dirigeante de Monsanto, Linda Fischer, qui a été nommée directrice adjointe de l’agence de protection de l’environnement (EPA) en 2003, ou Michael R. Taylor, vice président pour les politiques publiques à Monsanto, qui a été propulsé au lendemain du séisme en Haïti commissaire député à la Food and Drug Administration (FDA).
(2) La multinationale a été condamnée pour pollution des sols, des nappes phréatiques et du sang des populations avec les polychlorobiphényles (PCB) aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (Pays de Galles), et pour publicité mensongère quant à la nature soi-disant biodégradable de son désherbant Roundup aux Etats-Unis et en France (condamnée à New York en 1996 et à Lyon en 2008).
(3) « Pas de semences OGM en Haiti, selon le ministre de l’agriculture », Alterpresse, 1er mai 2010.
(4) « Le futur agricole d’Haïti selon l’américain Monsanto », Rue89, 28 mai 2010.
(5) « Aide alimentaire et production nationale : nécessité d’une adéquation », Agropresse, 1er mars 2010. http://www.agropressehaiti.org/public/voir_article.php ?id=55
(6) « L’agriculture au service du développement », Rapport 2008 sur le développement dans le monde, publié en octobre 2007.
(7) Discours du 10 mars 2010 devant la Commission des affaires étrangères du Sénat américain.
(8) RFI, 12 mai 2010. Ministre de l’agriculture en 1997, pendant le premier mandat de M. Préval, M. Maturin tenta une réforme agraire en faveur de la paysannerie, effritée par des alternances dans le gouvernement.
(9) Les bénéfices de la firme au premier trimestre 2010 ont accusé une perte de 19 millions de dollars par rapport à la même période l’an passé, marquant un recul de 19% en un an (AFP, 7 avril 2010).
(2) La multinationale a été condamnée pour pollution des sols, des nappes phréatiques et du sang des populations avec les polychlorobiphényles (PCB) aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (Pays de Galles), et pour publicité mensongère quant à la nature soi-disant biodégradable de son désherbant Roundup aux Etats-Unis et en France (condamnée à New York en 1996 et à Lyon en 2008).
(3) « Pas de semences OGM en Haiti, selon le ministre de l’agriculture », Alterpresse, 1er mai 2010.
(4) « Le futur agricole d’Haïti selon l’américain Monsanto », Rue89, 28 mai 2010.
(5) « Aide alimentaire et production nationale : nécessité d’une adéquation », Agropresse, 1er mars 2010. http://www.agropressehaiti.org/public/voir_article.php ?id=55
(6) « L’agriculture au service du développement », Rapport 2008 sur le développement dans le monde, publié en octobre 2007.
(7) Discours du 10 mars 2010 devant la Commission des affaires étrangères du Sénat américain.
(8) RFI, 12 mai 2010. Ministre de l’agriculture en 1997, pendant le premier mandat de M. Préval, M. Maturin tenta une réforme agraire en faveur de la paysannerie, effritée par des alternances dans le gouvernement.
(9) Les bénéfices de la firme au premier trimestre 2010 ont accusé une perte de 19 millions de dollars par rapport à la même période l’an passé, marquant un recul de 19% en un an (AFP, 7 avril 2010).
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