par jeudi 19 novembre 2009
Il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, dit-on.
Je veux interroger ici le mécanisme psychique qui conduit parfois à ne pas tenir compte des témoignages de nos sens ou à ne pas utiliser les ressources de notre intelligence pour démêler le vrai du faux. Ce ressort interne participe au développement de l’emprise et à l’acceptation de la mise en place des régimes totalitaires par des citoyens qui vont pourtant en souffrir.
En-dehors de la simple nonchalance ou de la limite intellectuelle, il arrive en effet souvent que des signaux forts soient ignorés, longtemps, ou que des vérités soient niées, malgré l’évidence de leurs preuves. Il me semble important de comprendre comment un esprit éclairé peut s’abuser lui-même, car c’est de cette faiblesse que s’emparent tyrans, abuseurs et manipulateurs de tous ordres, et c’est aussi ce qui explique le silence qui accompagne le plus souvent la prise de pouvoir par les tyrans.
Je vais aborder cette question par différents exemples, décrivant des situations diverses où ce mécanisme est à l’oeuvre.
L’intégration dans le groupe
Imaginons un groupe. Notre société beaucoup moins structurée qu’autrefois, se réinvente des cadres structurants en multipliant les groupes. Mais un certain nombre d’entre ces groupes, sans histoire et à l’avenir incertain, fonctionnent comme des groupes pathologiques, c’est-à-dire dirigés par un ou plusieurs meneurs sans scrupules, et tirant leur cohérence de l’adhésion stricte à des valeurs communes, et de l’exclusion de ceux qui n’obéissent pas à la loi du groupe. Les groupes d’adolescents au collège en donnent un exemple triste, tant sont
nombreux ceux qui souffrent, soit de la peur de déplaire aux copains, soit d’être exclus et maltraités collectivement.
Que se passe-t-il pour quelqu’un qui est placé devant l’alternative d’entrer ou
pas dans ce type de groupe ?
Plusieurs cas peuvent se produire :
Premier cas : l’apprenti candidat partage entièrement les valeurs du groupe en
question. C’est rare, mais cela peut exister. Tout va bien. Ce n’est que quand une
dissonance surviendra que l’on passera dans le cas deux.
Deuxième possibilité : le postulant partage un certain nombre de valeurs du groupe, mais pas toutes. C’est, de loin, le cas le plus fréquent. Que va-t-il faire ?
En fait, il devine vite que d’exprimer une opinion contraire à celle du chef le mettrait en danger d’être rejeté.
Il peut choisir alors de taire ses désaccord et de limiter ses prises de parole aux situations où il est en accord avec l’opinion officielle. L’hypocrisie devient sa stratégie, et ses capacités d’adaptation lui permettent de biaiser en permanence pour ne pas risquer être découvert. Mais sa situation est inconfortable. Il sait que son salut n’est dû qu’à l’ignorance qu’ont ses camarades de ses véritables pensées. Il ne se sent pas donc en terrain ami, ni en position stable.
C’est cette instabilité qui pousse, malheureusement, la plus grande partie des personnes placées dans cette situation à trouver une autre stratégie :
l’aveuglement volontaire.
En effet, devant la peur d’être rejeté, un grand nombre de personnes, par souci d’adaptation et d’intégration, va trouver plus confortable de modifier sa façon de voir les choses. Le sujet se met à penser de façon entièrement conforme au groupe. Comme l’enfant abusé dont parle Sandor Ferenczi en 1932 dans « Confusion des langues entre les adultes et l’enfant » la personne soumise à cette situation ( l’intégration dans un groupe potentiellement rejetant) va se mettre à voir les choses à la façon du chef. C’est le mécanisme de l’identification à
l’agresseur, qui est décrit dans la littérature psychanalytique depuis longtemps, mais reprise dans d’autres corpus théoriques. On retrouve ce mécanisme dans le Syndrome de Stockholm, et c’est aussi ce qui est étudié en psychologie cognitive par rapport à la « dissonance cognitive » (mécanisme qui fait que l’on a tendance à ne pas tenir compte d’une information qui entre trop en dissonance avec son corpus de pensées antérieures. Placé dans cette situation-là, on a tendance à adhérer davantage aux discours de ceux qui donnent ces informations contradictoires : c’est bien expliqué ici ). La personne qui opte pour cette façon de se positionner se retrouve dans un état stable, guidant ses pensées et son action sur celles du leader du groupe. pour reprendre l’exemple de notre collégien, celui-ci va alors intégrer les signes extérieurs et les comportements des membres de son groupes, même si ceux-ci sont en complète contradiction avec sa façon habituelle de voir les choses.
Troisième possibilité : celui qui a la possibilité d’entrer dans le groupe ne veut pas renoncer à son droit à dire ses désaccords. Après une phase d’observation, et des tentatives pour le faire rentrer dans l’idéologie du groupe, par l’intimidation ou la séduction, il est rapidement exclu.
Quatrième possibilité : la position de celui qui, repérant le caractère aliénant du groupe, préfère rester à l’extérieur, ce qui le conduit souvent à l’isolement... jusqu’à l’éclatement du groupe pathologique.
Quels sont les mécanismes psychiques à l’oeuvre dans l’aveuglement volontaire ?
L’identification à l’agresseur fait que l’on ne voit plus les choses de son point de vue, mais de celui qui agresse ou qui peut agresser. L’enfant abusé décrit par Ferenczi maintient le lien affectif avec le parent abuseur : il prend le parti de celui qui le met en danger. Mais il perd ainsi la confiance dans le témoignage de ses sens, et ne sait plus repérer ce qui est néfaste ( ce qui pourra l’amener par la suite, soit à se retrouver de façon répétitive dans des situations de victimes, soit à agir lui-même en bourreau, en omettant de tenir compte de la douleur de ses victimes ).
C’est ce qui se passe quand l’adhésion au groupe amène chacun de ses membres à « oublier » qu’il n’est pas tout à fait d’accord. L’esprit critique disparaît, et celui qui se met à intégrer complètement les valeurs du groupe ne sait même plus que ce qui a été déterminant à son changement de point de vue, c’était la peur d’être exclu. Il ne se souvient plus qu’il pensait différemment avant, ou alors il a l’impression d’avoir vécu une révélation, qu’il revendique. Affectivement, il se sent en sécurité parce que porté par le groupe. Psychologiquement, il s’est opéré un clivage psychique :
une partie de sa personnalité ne lui est plus accessible. De l’extérieur, on dira de lui « Je ne le reconnais pas, on dirait qu’il est sous une mauvaise influence ». Quand on est soi-même à l’extérieur du groupe et que l’on essaie de discuter avec lui, on se rend compte qu’il y a des questions pour lesquelles on ne peut pas obtenir qu’il fasse jouer son esprit critique : on touche là aux valeurs fondatrices du groupe, celles justement qui ne lui appartiennent pas en propre mais qui sont le signe de son « identification à l’agresseur » et qui sont le lien du groupe. Dans un apparent paradoxe, ce sont justement souvent les questions les plus contestables qui vont soulever de sa part les défenses les plus vives. Le nouveau zélote, en effet, défend les idées du groupe avec la force de sa peur d’être exclu. Le risque de constater qu’il s’est leurré lui-même, comporte deux aspects : humiliation de se découvrir aliéné, et danger de perdre la protection du groupe. Ces risques renforcent l’aveuglement volontaire.
D’autres exemples
Ce mécanisme d’identification à l’agresseur se retrouve dans le couple violent, la femme acceptant peu à peu sans s’en rendre compte, une emprise de son partenaire. Du fait d’un rejet répété, alternant avec des retours de flammes rassurants, elle va vivre dans la crainte de la réapparition des moments de rejets, et se mettre à voir les choses à la façon de son conjoint. Le clivage, ici, va être avec elle-même : elle ne va plus prendre son propre parti, mais celui de son compagnon, jusqu’à accepter de rester dans une situation où sa vie même est en danger. Là aussi, les proches au courant (rares) ne comprennent pas comment elle peut dire aimer quelqu’un qui lui fait tant de mal.
Je pourrais multiplier les exemples : les sectes, pour lesquelles le nouvel adepte abdique toute liberté psychique, la barbarie de masse ( régime nazi et holocauste, génocide rwandais...). A chaque fois il y a les mêmes ingrédients :
Un dedans et un dehors « On est avec moi ou contre moi ».
Une menace potentielle, menace mise à exécution de façon visible contre ceux qui ne sont pas entièrement d’accord. Donc un danger pour chacun d’être rejeté par le chef ou par le groupe, ou un danger pour sa vie ou son intégrité physique. Mais ce danger est sous-entendu plutôt qu’explicite, et il est bientôt nié par le “nouvel entrant”.
Une anhistoricité : les liens avec l’extérieur, ou avec le passé sont volontairement cassés par le système pathologique et parfois réinventés dans un système mythique ou délirant.
Le système marche sur le mode d’un fonctionnement clivé, qui est partagé par les membres et qui fait le lien entre eux. Cette façon de s’aveugler volontairement se transforme en agressivité tournée contre l’extérieur du groupe. Les exactions commises par les membres (tortures, méfaits divers...) attachent encore plus les membres entre eux, parce que le lien groupal vient libérer du sentiment de culpabilité désagréable, et parvient au contraire à légitimer le plaisir sadique. Ces actes augmentent encore la limite dedans-dehors. Le fait d’initier un nouveau membre en le faisant participer à un acte sadique, est une tactique souvent utilisée dans les groupes fonctionnant selon un type maffieux. L’aveuglement vient ici nier le caractère immoral de l’acte.
Comment cesse l’aveuglement volontaire ?
La fin de la cécité psychique survient à plusieurs occasions :
Soit quand un point vital du sujet est atteint : le mari violent blesse un des enfants du couple, et cela permet à la mère de réaliser la violence qu’elle subissait sans réagir. Ou les tortures pratiquées dépasse ce qui est supportable, même pour quelqu’un de conditionné, et le tortionnaire se met à dénoncer ce à quoi il participait lui-même. Ou encore, la secte exige une rupture amoureuse inenvisageable pour le sujet...
Parfois, les informations sont trop répétitives ou trop évidentes pour que le clivage puisse encore fonctionner : témoignage entendu sur les ondes, à l’occasion de l’anniversaire de la Chute du Mur, d’un allemand de RDA... qui a vite compris que le capitalisme n’était pas en train de s’effondrer quand il en a goûté les plaisirs. Cependant certains, contre toute évidence, ont continué à croire aux mensonges enseignés, même longtemps après la confrontation avec l’évidence.
Mais parfois, et la Chute du Mur en est un exemple, c’est l’éclatement du système pathologique lui-même qui sort les personnes aliénées de leur aveuglement.
En guise de conclusion
Je dirais que ce qu’il me semble important de comprendre, c’est qu’un certain degré d’inconfort psychique est nécessaire à notre liberté. Il faut pouvoir être capable de penser des choses apparemment inconciliables, en interrogeant cette dissonance, mais sans la réduire par la négation de la réalité. Il faut savoir qu’un certain degré d’hypocrisie est parfois nécessaire, et quelle est toujours préférable à l’effacement volontaire d’une partie de sa pensée, même si l’on est en danger.
La lucidité donne de la force, quand on sait ce que l’on va en faire.
Nous avons le droit d’être ambivalent, nous avons le droit d’avoir peur, nous ne sommes pas obligés d’être courageux : mais sans la liberté psychique il n’y a pas de liberté.
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