Les grands projets d’aménagement du territoire ne visent pas toujours à
satisfaire des besoins. Pour vendre la construction d’une ligne de train
à grande vitesse que peu de gens souhaitent utiliser ou celle d’un
aéroport dans une région qui n’en nécessite pas, ingénieurs, promoteurs
et maîtres d’ouvrage rivalisent d’habileté et de rhétorique. Justifier
l’inutile est devenu une véritable culture dont on peut saisir les
règles, les rites et les rythmes en lisant la conclusion d’un séminaire —
fictif — sur le sujet.
Vous, bâtisseurs de cathédrales du nouveau millénaire, poursuivez
un dessein plein d’esprit et de noblesse. Mais la population ne comprend
pas toujours le sens de vos rêves.
« Votre projet ne sert à rien ! », vous oppose-t-on parfois. Comment, dans ces conditions, faire fructifier vos ambitions
?
Les intervenants que nous venons d’entendre ont su nous faire
partager leur inestimable expérience, et je vais tenter de dégager les
axes stratégiques forts qui vous aideront à y parvenir.
Commençons par les transports. C’est un réconfort pour le bâtisseur
contemporain que d’observer une campagne traversée comme l’éclair par
des trains perchés sur leur digue de ballast. La course à la mobilité
est synonyme de réussite. Nos sociétés vivent à la vitesse d’Internet.
L’économie est un écheveau de flux tendus. L’homme doit s’y soumettre,
et ce secteur offre un large éventail d’opportunités.
Pour séduire vos interlocuteurs, la démesure sera votre premier
atout. Incitez vos ingénieurs à ébaucher des plans pharaoniques : percer
cinquante kilomètres de tunnel sous les Alpes pour le tracé du train à
grande vitesse (TGV) Lyon-Turin, mettre en valeur des milliers de mètres
carrés de bocage pour implanter un aéroport dans la région nantaise,
creuser sous la ville de Barcelone… L’exploit technologique, nourrissant
l’orgueil national, occultera les désagréments pour les autochtones.
Sachez tirer parti de la concurrence entre métropoles : elle favorise
le gigantisme et sert vos projets. Labourez le terrain politique en
flattant la mégalomanie des grands élus qui rêvent tous d’une tour
Eiffel dans leur cité. Une fois que vous aurez gagné leur confiance, ils
sauront faire pression sur la cohorte des élus plus modestes, dont les
finances seront ponctionnées même si les retombées pour leur territoire
n’existent que sur le papier. Afin qu’aucune objection ne s’élève, votre
pari sur l’avenir devra être pourvoyeur d’emplois. Le chantier terminé,
si l’on vous fait remarquer que les promesses ne sont pas tenues, il
sera toujours temps d’échafauder des analyses vous dédouanant : la
crise, la crise
! Jouez de vos accointances
gouvernementales pour obtenir un label d’intérêt général : ce dispositif
administratif procure un véritable passe-droit.
Entourez-vous de bureaux d’études maîtrisant l’art de sophistiquer
les dossiers jusqu’à les rendre indéchiffrables. Quand le fait le plus
anodin se présente de manière abstraite, les curieux se découragent. La
science étant l’apanage des scientifiques, seul un polytechnicien sera
en mesure de compter les trains d’une ligne L durant un temps
t.
Pour se forger un avis, les élus s’en tiendront aux conclusions de vos
études sérieuses, véridiques et bien intentionnées. Inutile, en
revanche, de déployer trop de subtilité pour approcher la presse
régionale : c’est un allié toujours fiable, et la générosité de votre
régie publicitaire sera perçue par ce secteur sinistré comme un geste en
faveur de la liberté de la presse.
Lorsque vous vous estimez en mesure d’œuvrer en harmonie avec les
élus et les médias, présentez le plan de financement. Le secteur
français de la grande vitesse fonctionne selon un schéma avisé. Réseau
ferré de France (RFF) cumule des dizaines de milliards d’euros de
dettes (
1).
Plusieurs lignes à grande vitesse (LGV) sont déficitaires, et le réseau
secondaire se détériore. Pourtant, il faut se féliciter qu’une élite
mobile bénéficie des TGV. Même si l’Espagne, numéro un européen en la
matière, se trouve en pleine tempête financière, l’audace commande de
persister dans la construction de deux mille kilomètres de voies
nouvelles, pour un budget moyen de 20 millions d’euros le kilomètre.
Pour financer ces projets à la viabilité économique plus que
douteuse, il est capital d’emprunter la voie des partenariats
public-privé. En obtenant la construction, la maintenance, la gestion et
l’exploitation d’une infrastructure, votre maîtrise sera totale, et les
collectivités publiques vous seront pieds et poings liés. Vos experts
expliqueront que vos bénéfices reflètent votre patriotisme, et le
fardeau des pertes publiques sera dépeint comme un moindre mal au regard
des emplois — hum
! — créés.
Au vu de l’ampleur des déficits budgétaires actuels, l’enveloppe
présentée (qui explosera par la suite) pourra sembler exorbitante à vos
commanditaires. Afin qu’ils fassent avaler aux contribuables des pilules
de plusieurs milliards d’euros, fournissez-leur des chiffres propres à
enivrer les plus sceptiques. Certaines données sont à minimiser,
d’autres à amplifier. C’est en spéculant sur des besoins futurs que vous
hypnotiserez vos concitoyens. Multipliez les tonnes de fret de
marchandises et les passagers par millions, sans hésiter à flirter avec
l’absurde. Seul un avenir où vous aurez gagné pourra vous donner tort.
Si le domaine du transport ferroviaire réserve de juteux contrats, ne
négligez pas l’aérien, à l’exemple du projet d’aéroport du Grand Ouest,
à Notre-Dame-des-Landes. Nantes est certes pourvue d’un aéroport
sous-exploité, et la région, en cul-de-sac, en accueille déjà douze.
Mais c’est oublier que l’époque est à la virtualité. Car enfin, il n’est
nul besoin de besoins pour faire prospérer une idée
!
Evoluer avec son époque a un coût. Il est bien sûr regrettable
d’ensevelir des hectares de biodiversité sous des bijoux de technologie,
mais ces sacrifices sont indispensables. Avec une législation de plus
en plus contraignante, vos infrastructures doivent offrir des garanties
d’insertion écologique et paysagère. Il existe de nombreux artifices
pour enduire acier et béton du vert HQE (haute qualité
environnementale) : un musée sur l’agriculture locale, des panneaux
solaires, un toit végétal…
Il vous faudra, sur ce dossier, conserver un moral à toute épreuve.
Car, malgré tous vos engagements, les écologistes aboieront. Ils seront
rejoints par une foule d’esprits influençables, dont l’approche naïve
peut dresser un obstacle imprévu. Un retraité dans la force de l’âge se
révèle parfois un adversaire opiniâtre, qui va décortiquer vos plans de
manière obsessionnelle. On le déplore au Pays basque, autour du projet
de LGV vers l’Espagne : un argumentaire enflammé, livré par deux
trublions (
2),
est relayé par les réseaux alternatifs. Misez sur votre service de
communication pour leur barrer l’accès aux médias de grande envergure.
Evitez que la contestation ne s’étende, ne devienne emblématique ou
gagne les tribunaux administratifs, au risque d’un gel des chantiers.
Une bataille de chiffres ne peut opposer que des adversaires de même
catégorie. Face aux arguments amateurs, invoquez la rigueur
technocratique de vos spécialistes. Avec l’ardeur des pionniers,
brandissez l’intérêt national, voire international, face à la vision
passéiste de vos contradicteurs. Revendiquez votre participation sincère
et transparente aux concertations publiques. Compte tenu de vos
soutiens politiques et médiatiques, le dialogue, mené selon les méthodes
adéquates, ne devrait pas vous inquiéter.
La contre-offensive doit être graduée. Vous devrez peut-être piloter
une campagne de dénigrement par voie de presse. Si vous n’étouffez pas
la révolte dans l’œuf, votre lobbying devra œuvrer à la criminalisation
de l’opposition à votre ouvrage. A la légitimité revendiquée par les
protestataires, répondez par la légalité institutionnelle et le recours à
la force publique. Et si on vous accule au bras de fer, montrez votre
détermination
; vous aussi avez le droit de vous exprimer
!
Au nom de l’intérêt général, assignez, inondez les protestations sous
des nuages de gaz lacrymogène, distribuez les amendes par milliers et
faites éventuellement interpeller à tour de bras, comme en Allemagne
pour la nouvelle gare de Stuttgart. La bataille peut aussi se gagner
manu militari, comme nous l’enseigne l’expérience contre le maquis
radical des «
No TAV
» (
3) du val de Suze, en Italie. Si la tournure des événements l’impose, la possibilité de décréter un chantier «
zone militaire d’intérêt stratégique
» n’est pas à écarter.
Certes, planifier un grand marché public s’avère de plus en plus laborieux
;
mais le jeu en vaut la chandelle. Les concessions accordées par les
autorités s’étalent de nos jours sur plus d’un demi-siècle. Pour votre
entreprise et vos actionnaires, c’est la promesse de décennies de
prospérité. D’autant que l’éventail des pyramides du futur ne cesse de
s’élargir : groupes hospitaliers, centres commerciaux, quartiers
d’affaires, infrastructures sportives, tours (
4)... Pour paraphraser George Orwell, dont l’un des personnages déclarait :
« La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force », je n’hésiterai pas à l’affirmer : l’inutile, c’est rentable
!