Une
petite balade chez Ikea pour moderniser votre cuisine, ou meubler votre
nouvel appartement ? Votre déambulation dans l’un des 29 magasins
géants que compte l’Hexagone se soldera par un chèque qui grèvera
peut-être votre budget vacances. Mais consolez-vous, votre argent, lui,
va voyager : un aller simple pour les Pays-Bas, une halte au Luxembourg,
un passage au Liechtenstein, peut-être même un séjour ensoleillé aux
Antilles néerlandaises. Pour atterrir en Suisse, dans la poche de son
fondateur Ingvar Kamprad, dont le groupe, aux multiples ramifications,
se sera acquitté d’une fiscalité minime. Tel est le complexe circuit que
décrypte un
rapport publié par Attac Allemagne sur la multinationale d’origine suédoise.
En juillet dernier, Ikea a carrément
refusé
d’être auditionné par la mission d’information de l’Assemblée nationale
sur l’optimisation fiscale des entreprises, tout comme Apple et
Facebook. Car le géant suédois du meuble cultive l’opacité. Son
concept ? Tiroirs à double-fond, placards secrets et labyrinthe fiscal.
Derrière la marque, se cachent en effets plusieurs holdings, des
fondations, et une foule de filiales. Un organigramme très complexe,
composée de branches implantées à travers toute l’Europe, au
Liechtenstein ou au Luxembourg. Ce qui permet au groupe de pratiquer
l’optimisation fiscale à grande échelle, estime Attac Allemagne. Un
labyrinthe bien plus compliqué que la promenade fléchée imposée aux
clients de ses magasins.
Une fortune installée en Suisse
Le fondateur d’Ikea, Ingvar Kamprad, utilise d’abord une astuce
évidente pour payer moins d’impôts : vivre en Suisse. L’entrepreneur
aujourd’hui âgé de 88 ans s’y est installé il y a plusieurs décennies.
Pratique, pour l’une des plus grandes fortunes du monde (selon le
classement établi par
Forbes).
Certes, officiellement, Ingvar Kamprad n’est plus propriétaire d’Ikea.
L’octogénaire n’est plus à la tête du groupe depuis 1988 et a quitté la
présidence de son conseil de surveillance en 2006. Mais, il reste
« conseiller principal » du conseil de surveillance de l’un des holdings
du groupe, Ingka, où il a aussi placé ses fils.
« Dans les faits, il
contrôle le groupe par le biais de l’une des sociétés d’Ikea, Inter
Ikea, de manière indirecte mais toujours effective et autocratique », souligne le rapport d’Attac.
Inter Ikea est l’un des trois holdings qui composent le groupe. Mais
celui qui se trouve en haut de la pyramide, c’est Ingka, société mère de
tout le reste, qui a son siège aux Pays-Bas. Or, ce holding est détenu à
100% par une fondation, la
Stichting Ingka,
elle aussi de droit néerlandais. Une fondation à la tête d’un groupe
qui réalise 28,5 milliards d’euros de chiffres d’affaires ?
[1]
Le modèle semble pour le moins original ! Il permet au fondateur d’Ikea
de se prémunir contre une reprise de la société par des acheteurs
extérieur. Mais il semble bien qu’il protège aussi du fisc.
Une première fondation basée aux Pays-Bas
En tant que fondation, la Stichting Ingka est considérée comme une structure à but non lucratif.
« Comment
la direction d’un fabricant de meubles peut-être une activité d’intérêt
général, cela reste le secret de l’autorité fiscale néerlandaise »,
s’interroge Attac. Proposer des meubles pas chers et inciter des
millions de personnes à s’initier au bricolage relèvent peut-être de
l’intérêt général... La fondation Ingka affiche en tout cas un
patrimoine de 36 milliards d’euros, ce qui en fait l’une des plus riches
du monde.
« Aux Pays-Bas, les revenus d’une fondation de bienfaisance qui
proviennent d’une activité d’entreprise sont soumis à l’impôt sur les
sociétés, explique Karl-Martin Hentschel, auteur du rapport.
Mais
cela ne vaut pas pour les autres revenus de placements et du patrimoine
de la fondation, soit vraisemblablement 17,9 milliards d’euros de
liquidité et de titres pour la fondation Ingka. » Autre conséquence du modèle de la fondation, qui renforce encore un peu plus l’opacité sur les finances d’Ikea :
« La fondation Ingka n’est pas obligée de publier un bilan annuel. A ce niveau là aussi, il y a dissimulation. »
Une seconde fondation au Liechtenstein
Dans les faits, c’est une autre fondation, détenue et financée par la
première, la fondation Ikea, qui met en œuvre les activités
philanthropique du groupe. Les fonds de la fondation mère Ingka ne sont
ainsi
« utilisables que de deux manières : soit ils sont réinvestis
dans le groupe Ikea, soit ils sont donnés à des fins philanthropiques
via la fondation Ikea », précise le site français du fabricant de
meuble. Une troisième fondation, Imas, a, elle, pour fonction de gérer
le patrimoine financier d’Ingka. Viennent ensuite les filiales de la
holding Ingka : Ikea Industrie, Swedwood, Swedspan, Ikea Food Services
pour les restaurants, Ikea Trading services…
Vous êtes déjà perdus ? Entre l’espace cuisine et le coin chambre, il
reste encore à explorer la deuxième grande branche du fabricant de
meubles : le groupe Inter Ikea. Il est légalement indépendant du groupe
Ingka. Mais les deux opèrent sous la même marque : Ikea. Et sur le même
modèle qu’Inkga, Inter Ikea est également détenu par une fondation, du
nom d’Interogo. Celle ci-est basée au Liechtenstein, paradis fiscal au
cœur de l’Europe. L’objectif principal de cette fondation n’est pas
d’œuvrer pour l’intérêt général, mais, comme l’
explique Ikea,
« d’être
propriétaire et de gouverner le groupe Inter Ikea, d’investir dans le
groupe, et, par là, dans l’expansion du concept Ikea, dans le but de
sécuriser l’indépendance et la longévité du groupe et du concept Ikea. »
Manifestement, cette longévité passe par l’optimisation fiscale. Selon
des recherches d’une télévision suédoise (STV) en 2011, la fondation
Interego aurait permis au fondateur Ingvar Kamprad d’économiser en 20
ans entre 2,3 et 3,2 milliards d’euros d’impôts
[2].
Une troisième société au Luxembourg, avec une filiale aux Antilles
Troisième branche de la pieuvre jaune et bleue : le groupe
Ikano,
fondé en 1988, est la propriété des trois fils d’Ingvar Kamprad. Cette
société-ci, basée au Luxembourg, se compose d’un demi-douzaine de
branches et de plus d’une dizaine de filiales dans le monde entier. Elle
s’occupe de gestion financière, d’activités bancaires, d’assurance, de
gestion immobilière… Parmi ses filiales, Ikano capital, une société de
gestion du patrimoine basée en Suisse. Et une branche de la compagnie
d’assurance Dutch Nordic Insurance, implantée dans le paradis fiscal de
Curaçao, aux Antilles néerlandaises.
Combien d’impôt paient donc en fin de compte toutes ces branches du
géant suédois du meuble ? Attac Allemagne a tenté le calcul. En 2012, le
groupe Ingka, la société mère, a payé 695 millions d’euros d’impôts sur
les bénéfices
[3]. Ce qui correspond à un taux d’imposition de 17,8%
[4].
Pour le groupe Inter Ikea, les impôts payés s’élevaient la même année à
58 millions d’euros. Ce qui correspond à un taux d’imposition de 11,6%
au maximum.
« Aucun chiffre n’est disponible sur les impôts payés par le groupe Ikano », précise Attac.
Selon le député socialiste Pierre-Alain Muet, rapporteur de la
Mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’optimisation
fiscale des entreprises, Ikea a excusé cet été son refus d’être
auditionné au prétexte
« qu’elle ne disposait malheureusement pas de compétence dans ce domaine très technique. » Un argument
« soit improbable soit inquiétant pour une entreprise de cette taille »,
réagit le député. À voir la complexité de l’organisation du groupe, le
manque de visibilité semble faire partie intégrante de la stratégie
d’Ikea. Au risque que les dirigeants eux-mêmes s’y perdent. Et surtout
l’administration fiscale.
« Pour nous, les enfants sont les personnes qui comptent le plus au monde »,
proclame la fondation Ikea. De là à s’acquitter pleinement de l’impôt
pour financer l’éducation ou la santé publiques, il ne faut pas
exagérer.
Rachel Knaebel
Photo : Le ferry de l’Ile de Wight,
Red Osprey, aux couleurs d’Ikea.
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