- 1. Introduction
- 2. 1 - L’économie du don ne date pas d’hier
- 3. L'argent, la motivation et culture comme un lien
- 4. 2 - La gratuité n’est pas qu’une question de génération
- 5. La gratuité point de départ du modèle économique
- 6. Le prix du freemium
- 7. 3 - L’attention constitue la nouvelle richesse
- 8. Proposer ce qui ne peut être numérisé
- 9. Dynamique, communauté et contribution
- 10. Quelle valeur travail ?
- 11. Conclusion
INTRODUCTION
Pour beaucoup, le Net est vécu comme un espace de liberté, d'universalité et de... gratuité. «
Les mômes veulent l’instantanéité et on leur a mis dans la tête que ça devait être gratuit » lançait le 21 août dernier
au micro de RMC
Pierre Lescure, chargé par le Gouvernement d’une mission de
concertation sur l’adaptation de l’économie de la culture au monde
connecté.
Que «
les mômes » souhaitent désormais
avoir accès à tout, immédiatement et sans contraintes est un fait. Quoi
de plus naturel à l’ère du numérique, avec la baisse considérable des
coûts et l’accessibilité accrue des œuvres dématérialisées. Qu’ils
soient jeunes ou moins jeunes d’ailleurs. Et certes, la génération
élevée au lait d’Internet est habituée à se servir dans les supermarchés
du Net. Mais cela ne veut pas forcément dire que le tout-gratuit soit
une fatalité.
Qu’on
se le dise, les pirates d’aujourd’hui sont les clients de demain. La
Commission européenne le soulignait déjà en 2009 dans un
communiqué : «
Bien
que la "génération numérique" paraisse réticente à mettre la main au
porte-monnaie pour télécharger ou consulter en ligne des contenus, ils
sont en réalité proportionnellement deux fois plus nombreux que le reste
de la population à avoir déjà payé pour ce type de service. Ils sont
également plus disposés à payer pour obtenir un meilleur service de
qualité supérieure ».
Le succès du téléchargement
illégal est révélateur de l’appétit du consommateur qui veut avoir accès
à tous les contenus, immédiatement, en bonne qualité et simplement.
Grâce au piratage, le jeune public peut augmenter considérablement sa
consommation culturelle malgré un budget consacré aux loisirs souvent
limité. Et à mesure qu’il rentre dans la vie active, il est prêt à
payer. Mais pas pour n’importe quoi ! Le problème est que, sur Internet,
l’offre illégale est souvent plus simple et plus complète que l’offre
légale.
A l’ère de la multiplication des données en ligne,
les modèles de rémunération physiques volent en éclat. Dans le sillage
du gratuit, l’économie du don, de la contribution se révèle de plus en
plus rémunératrice sur Internet. La génération connectée revendique
désormais une culture du lien plutôt que du bien. Les industries
culturelles doivent alors innover afin d’être en mesure de capter une
valeur qui se déplace vers l’attention, la réputation et l’implication
de leurs clients.
Au-delà d’une culture de la gratuité, le
numérique impulse plutôt l’émergence de nouveaux modèles de création de
la valeur. Tandis que les internautes semblent réticents à acheter du
contenu en ligne, ils apparaissent en réalité disposés à payer pour
obtenir un service de qualité à mesure que l’offre légale se développe.
Pour profiter des opportunités de croissance du numérique, les acteurs
doivent prendre la mesure des nouvelles attentes afin d’innover et ne
plus pénaliser leurs clients.
Alors le gratuit est-il
vraiment une question de génération ? Comment le gratuit peut-il créer
plutôt que détruire de la valeur pour l’industrie ? Quels sont les
mécanismes de l’économie du don, de la contribution ? Quelles stratégies
pour capter la nouvelle valeur ? Sommes-nous face à une nouvelle
économie ?
L’économie du don ne date pas d’hier
Pour le journaliste Florent Latrive, auteur de l'ouvrage
Du bon usage de la piraterie : «
À force de fétichisme comptable, le sens du mot "gratuit" a été perdu. » Il fait la distinction entre
fausse gratuité
– celle des journaux remplis de publicité, des programmes de télévision
rythmés par les réclames, des émissions de radio entrecoupées
d’annonces publicitaires – et
gratuité réelle : «
celle du don, celle de la solidarité et de l’entraide, celle du libre-échange intellectuel et des idées ». Mais ne nous y trompons pas, la gratuité, le don est toutefois rarement désintéressé et peut appeler à contrepartie.
Rien n’est jamais vraiment offert généreusement
Nombreux
sont ceux qui pensent que la générosité est au cœur de l’économie du
don. Cependant, à y regarder de plus près, les motivations ne sont
souvent pas si altruistes. En 1923, l’anthropologue Marcel Mauss, dans
son
Essai sur le don,
étudie la nature des transactions humaines dans les tribus des îles du
sud-ouest du Pacifique à l’Alaska et dans les sociétés indoeuropéennes
anciennes, en dehors de l’institution qu’est le marché. Il observe que
le présent reçu est obligatoirement rendu. Ces échanges qui apparaissent
en théorie volontaires sont en réalité obligatoirement faits. Pour
préserver sa réputation ou son honneur, «
chacun rivalise pour que le cadeau qu’il offre soit plus beau que celui qu’il reçoit ».
Mensonge social chez Mauss, le don apparaît plutôt comme
ciment social chez le sociologue Lewis Hyde dans son
ouvrage
de 1983 sur le don et la créativité artistique. L’auteur place le don
au cœur de l’art. Ce don créatif produit des liens, permet d’échanger
des sentiments. Mais tout comme Mauss, Hyde observe que le don porte en
lui des règles implicites : l’obligation de le faire circuler, de le
rendre et l’impossibilité de le posséder. Le don non rendu rend alors
inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit
de retour.
Attention toutefois à ne pas résumer le don aux
cadeaux de Noël et d’anniversaire ou bien aux relations commerciales,
de domination et d’alliance. Mauss l’avait bien senti. Après avoir
analysé un concept indigène découvert dans la société maorie de
Nouvelle-Zélande, il avance que les choses échangées, loin d’être
inertes, sont dotées d’un esprit ; «
accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ».
Le droit d’usage se transmet, alors que la propriété demeure
inaliénable. Une analyse qui correspond particulièrement bien à la
situation des contenus numériques et à l’échange de fichiers.
On
l’observe aujourd’hui, les internautes participent bénévolement,
mettent en ligne du contenu gratuitement, créent de la valeur sans
forcément attendre de rétribution financière en échange. Cette culture
participative en ligne a soudain rendu une certaine économie du don
tangible et chiffrable. Étant donné que le coût de distribution d’un
contenu dématérialisé est proche de zéro, le partage est devenu une
véritable industrie. Il est alors essentiel de bien comprendre les
mécanismes qui poussent les clients à apporter leur contribution
« bénévolement » – en apparence tout du moins.
L'argent, la motivation et culture comme un lien
L’argent n’est pas la seule motivation à l’heure de l’économie contributive
Plusieurs
raisons poussent les internautes à choisir de faire don de leur temps,
de leur attention, de leur travail, de leurs réflexions, de leurs
contenus, de leur créativité. Bien sûr la motivation monétaire perdure
sur Internet. De manière directe, par exemple lorsque Dailymotion
propose une rémunération variable pouvant atteindre les 15 000 euros
pour les utilisateurs qui participent aux appels à création déposés par
les annonceurs. Indirectement aussi, car avec un coût de distribution
quasi
-nul, le bénéfice financier peut survenir après, grâce à la réputation acquise. Dans son livre
Free: The Future of a Radical Price, le désormais célèbre rédacteur en chef du magazine
Wired,
Chris Anderson explique ainsi qu’il a fait le choix de distribuer ses
livres gratuitement sur Internet, en parallèle des versions payantes
dans le commerce physique. Il se rémunère ensuite sur ses interventions
lors de conférences et à travers ses activités de conseils.
L’argent
n’est toutefois pas la seule motivation de la contribution bénévole des
internautes. Wikipedia illustre une certaine économie du don altruiste
dont l’unique rétribution est d’ordre moral ou de la recherche de
visibilité. L’essor de la consommation collaborative renforce le
sentiment d’appartenance à une communauté. Un
produit devient
alors un outil de socialisation. Les contributeurs veulent se former,
s’exprimer, s’amuser, échanger, émerger. Les fans sont très actifs en ce
sens. Et sans forcément en être conscients, ils créent de la valeur
gratuitement. Le téléchargement en
peer-to-peer (P2P) participe d’ailleurs de cette mentalité d’échange et de partage.
La culture n’est plus perçue comme un bien mais comme un lien
En
ligne, on fonctionne à l’envi. Tout va très vite, tout est à portée de
clic. On télécharge les films, la musique, les jeux que l’on a vus à
l’affiche, dans un magazine, à la télé, écouté à la radio ou dont on
nous a parlé. L’accent est mis sur la personnalisation des services. Les
contenus culturels deviennent l’expression de notre identité. Ils
deviennent la base d’une nouvelle manière de communiquer, notamment
via les médias sociaux. Ainsi, chaque jour, l'équivalent de 150 ans de vidéos YouTube sont regardées sur Facebook (source :
WebRankInfo).
Le
consommateur devient actif. Il ne s’intéresse plus seulement au
produit. Il veut approfondir l’univers de l’artiste. Pour Florent
Latrive, devenue bien de consommation, la culture porte en elle des
pratiques d’échange, de partage, de
remix. Autant de formes
d’appropriation créative que les réseaux numériques ont permis de
développer de façon fulgurante – mais qui ne sont pratiquement plus
reconnues si l’auteur ne peut pas les valider. Le journaliste
problématise ainsi en un titre la question du piratage et de l’économie
de la culture numérique : «
La connaissance, un lien ou un bien ? »
«
La
propension à rendre le monde meilleur, ajoutée à la distribution au
plus grand nombre de nouvelles ressources pour agir, a instauré une
nouvelle forme de rapports économiques : non l’échange (marchand), non
le don (qui appelle toujours une forme de contre-don différé, et n’est
donc pas si éloigné que cela des échanges marchands), mais tout
simplement la contribution : "Si tout le monde apporte une petite
pierre, pourquoi pas moi ?" » avancent Nicolas Colin et Henri Verdier dans leur récent ouvrage
L’âge de la multitude.
De
plus en plus d’exemples montrent que l’économie du don ou de la
contribution en apparence intangible, est de plus en plus rémunératrice à
l’ère du numérique. Pour Chris Anderson,
«
l’iPod d’Apple,
dont toute la valeur vient du fait qu’il puisse contenir des dizaines
de milliers de morceaux de musique, n’est vraiment utile que si vous
n’avez pas à payer des dizaines de milliers de dollars pour cette
librairie musicale. Ce qui est, bien sûr, le cas pour bon nombre de
personnes, qui obtiennent leur musique gratuitement d’amis ou en
échangeant des fichiers. Donc, combien, sur les quatre milliards de
dollars annuels générés par les ventes de l’iPod, sont-ils dus à la
gratuité ? ». D’ailleurs, le gratuit est depuis longtemps intégré au sein de modèles économiques éprouvés.
La gratuité n’est pas qu’une question de génération
À l’heure d’Internet, comme le souligne Alban Martin dans son ouvrage
Et toi tu télécharges ?: «
Si
la gratuité des biens a toujours existé, dans une logique de don,
d’échange ou encore de vente liée, elle prend une toute nouvelle
envergure avec la dématérialisation des contenus : certains services
deviennent intégralement gratuits, fixant un standard de prix pour un
marché entier, composé d’acteurs ne provenant pas tous du monde
d’Internet. Que le gratuit soit utilisé pour "vendre" un service, ou
bien qu’il soit une composante d’un modèle économique plus large, ce
seuil psychologique est aussi attractif qu’il peut être rémunérateur,
pour peu qu’on en maîtrise les ressorts… »
Analyse psychologique de la valeur gratuite
«
La gratuité est un concept, non pas quelque chose que vous pouvez compter sur vos doigts » écrit Chris Anderson. Tout l’enjeu réside alors dans la capacité à penser le prix de façon créative. Dans son livre
Free,
il décrit un exemple particulièrement édifiant, celui d’une salle de
sport au Danemark proposant un abonnement annuel, gratuit, à condition
de venir au moins une fois par semaine. Si l’abonné rate une semaine, il
doit payer un mois complet au prix fort… D’un point de vue
psychologique, ce modèle est remarquable : «
Lorsque vous y allez
chaque semaine, vous vous sentez vraiment bien avec vous-même et
vis-à-vis de la salle de sport. Mais il arrivera un moment où vous
finirez par être très pris et raterez une semaine. Vous paierez, mais ne
pourrez-vous en prendre qu’à vous-même. Contrairement à la situation
habituelle où vous payez pour une salle de sport où vous n’allez pas,
votre première réaction n’est pas de résilier votre abonnement, mais
plutôt d’intensifier votre engagement. » Notre perception de la gratuité demeure ainsi toute relative et peut être orientée à dessein.
La
frontière entre le marchand et le gratuit est par ailleurs très
mouvante. « Le pirate est un client qui paie à la recherche d’une raison
pour se montrer » souligne le philosophe
Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Ainsi, pour
Joëlle Farchy, spécialiste de l'économie des industries culturelles : «
Il
faut cesser de se faire peur en laissant croire que le P2P, parce qu’il
est gratuit, est un trou noir qui va absorber tout autre mode de
distribution. Compte tenu de la concurrence de propositions considérées
comme gratuites, l’internaute n’accepte de payer que pour des produits à
forte valeur ajoutée. »
Point crucial : la gratuité
est en grande partie une illusion. Pour le réalisateur et producteur
Jean-Jacques Beineix, « cette idée de gratuité est un mensonge. C’est
même un vrai problème de société. La gratuité est une illusion
d’optique, un mirage, pratiquement élevé au rang de mode de vie. On est
d’ailleurs en train d’en faire un dogme. Malgré les apparences, on est
souvent aujourd’hui à l’opposé de la gratuité. De plus en plus, tout est
tarifé » (propos recueillis par Cyril Fievet et publiés dans le
magazine
Netizen de février 2006).
La gratuité point de départ du modèle économique
Modèles économiques du gratuit
«
La gratuité en économie de marché n’existe pas ; elle correspond à des formes de financement indirectes »
souligne Joëlle Farchy. Plusieurs stratégies existent pour générer des
revenus directs en proposant un bien ou un service gratuitement. Il y a
bien sûr le marché non monétaire de type Wikipedia. Le financement
croisé direct permet également d’offrir quelque chose pour vendre autre
chose ; c’est le cas des opérateurs de téléphonie mobile qui vous
offrent le téléphone pour ensuite vous vendre un abonnement.
Vient ensuite le modèle basé sur un
marché composé de trois acteurs,
typique des médias financés par la publicité, où les annonceurs ne sont
pas forcément les seuls à payer pour le contenu. Les industries des
médias gagnent ainsi de l’argent grâce au contenu gratuit d’une douzaine
de façons différentes, de la vente d’informations sur les consommateurs
à celle de licences de marque, d’abonnements enrichis, en passant par
le commerce en ligne directe. Et ce modèle publicitaire s’est imposé sur
le Net. Il a été adopté avec succès par des poids lourds comme Google
ou Yahoo!, qui ont su offrir des services gratuits aux internautes
(email, partage de vidéos, moteur de recherche) pour générer des
audiences propres à attirer les annonceurs.
Le gratuit pour attirer des audiences monétisables
À l’ère
de l’abondance numérique, le coût marginal de distribution d’un contenu
est nul. C’est la multiplication des pains en quelque sorte. Baisser le
prix au minimum quitte à le proposer gratuitement permet d’éliminer
tout frein à l’accès au contenu et d’élargir au maximum la cible
potentielle. À l’instar de la bande annonce, mettre en ligne
gratuitement les premières minutes ou la totalité d’un film, peut donc
se révéler être un excellent outil de
marketing viral. Un clip
créatif et innovant qui circule sur YouTube est le meilleur moyen de
donner envie au public d’acheter le morceau, l’album ou d’aller voir le
groupe en concert. «
L’enjeu est de trouver le bon format à donner
au contenu d’appel, afin de ne pas cannibaliser les ventes de l’œuvre
sous d’autres formes ou formats » souligne Alban Martin. Car «
tant
que l’objectivation d’un talent n’a pas eu lieu, il vaut mieux réduire
au maximum les barrières à la découverte du contenu, notamment via de
premières prises gratuites ».
Une fois l’attention ou
l’intérêt suscité, il est alors essentiel de développer le rebond du
gratuit vers le payant à travers les économies de compléments, de
produits ou services qui tendent à être consommés ensemble, comme un
film en salles et un pot de
pop-corn, ou bien l’équipement en
home cinema et l’achat de DVD. Les industries du contenu connaissent bien ; cela se traduit par du
merchandising, des objets dérivés ou complémentaires.
Le gratuit pour encourager l’adoption la plus large possible des services
La
gratuité demeure ainsi le meilleur moyen d’atteindre un marché le plus
large possible et d’arriver à une adoption de masse. Cette «
stratégie de maximisation »
élimine les barrières à l’entrée et réduit les risques d’insatisfaction
clients. Rien de nouveau sous le soleil. Et dans l’univers numérique,
proposer un service plus simple et moins cher permet de se positionner
rapidement comme
leader sur un marché souvent dominé par les
effets de réseaux et les technologies de verrouillage, où les gagnants
raflent tout le marché (
winner-take-all).
Quitte à parfaitement tolérer le problème du «
passager clandestin » dans la perspective de maximiser l’audience. Bill Gates affirmait ainsi «
à propos des nombreuses copies sauvages de ses logiciels par les Chinois :
"Tant qu’ils volent des logiciels, nous préférons que ce soient les
nôtres. Ils deviendront en quelque sorte dépendants et nous trouverons
bien un moyen de les faire payer durant la prochaine décennie" »
(déclaration citée par Florent Latrive dans son ouvrage
Du bon usage de la piraterie).
Le problème du financement de l’offre légale
Petit
bémol tout de même, car tandis que le fait de baser son modèle
économique sur le gratuit demeure à la portée de tous, bien souvent,
seul le groupe numéro un peut arriver à en tirer des bénéfices. Et comme
prévient Chris Anderson : «
Si le gratuit à l’ère du numérique
démonétise les industries avant que de nouveaux modèles économiques
puissent les monétiser à nouveau, alors tout le monde perd. »
Ainsi
il est donc essentiel pour les fournisseurs de contenus et de services
sur Internet que les industries du contenu continuent à produire. Le
moteur de recherche Google acquière toute sa valeur dès lors que des
informations et des contenus sont produits – par d’autres – et
disponibles pour être classées. Mais comment assurer le financement de
l’offre légale à l’heure où ceux qui tirent des bénéfices financiers de
la distribution la plus large des contenus ne sont pas forcément ceux
qui ont financé leur production et y ont investi beaucoup d'argent. Un
point crucial sur lequel la
mission Lescure commence d’ailleurs à travailler.
Pour les entreprises du
net,
la gratuité n’apparaît plus comme une étape intermédiaire vers un
modèle économique mais plutôt comme le point de départ des modèles
économiques, le cœur de leur philosophie dans le développement de
nouveaux produits et services. Les industries du contenu doivent prendre
la mesure des nouvelles stratégies autour de la gratuité afin de faire
évoluer leurs modèles économiques et s’adresser à cette «
génération du gratuit ».
Le prix du freemium
Avec le freemium, le gratuit n’est pas le seul prix
Pour Chris Anderson, la «
génération Google »
n’a pas perdu tout sens de la valeur, mais valorise simplement des
choses différentes comparées aux générations précédentes. Pour cette
génération, l’information est infinie et immédiate. « Ils sont de moins
en moins disposés à payer pour du contenu ou tout autre divertissement,
étant donné qu’ils ont tellement d’alternatives gratuites. » Selon
l’auteur, il ne viendrait pas à l’esprit de cette génération du gratuit
de voler à l’étalage mais en revanche celle-ci n’hésite pas à
télécharger des contenus sur les sites P2P. «
Ils comprennent de
façon intuitive la différence entre les économies des atomes et celle
des bits, et ont compris que la première comporte des coûts réels qui
doivent être payés, mais il n’en est habituellement pas de même pour la
seconde. La question n’est pas "Combien cela coûte-t-il ?" mais
"Pourquoi devrais-je payer ?" »
Imprégné de cet état d’esprit, Chris Anderson décrit dans son livre
Le gratuit – Futur d’un prix radical,
l’émergence d’un type de modèle d’affaires autour du gratuit à l’ère de
l’abondance numérique, qui dépasse les offres promotionnelles ou les
ventes liées. Le
freemium mélange ainsi des versions gratuites (
free) et payantes (
premium)
d’un même service. Dans la mesure où Internet apparaît comme une terre
d’abondance, où le coût marginal d’un client supplémentaire est nul et
celui des technologies de traitement, de bande passante et de stockage
de plus en plus négligeable, «
la gratuité ne devient pas juste une option mais est inévitable ».
Pourtant, comme le souligne l’auteur, « il se pourrait que le gratuit
soit le meilleur prix, mais il ne peut pas être le seul ». Tout l’enjeu
réside dans la créativité des
marketers à redéfinir les contours de leurs métiers.
L’auteur
insiste sur le fait qu’il est inutile de vouloir lutter contre le
gratuit étant donné que les internautes finiront toujours par trouver un
moyen de s’échanger les contenus sur Internet. « A l’avenir, chaque
entreprise va devoir fabriquer des produits gratuits ou bien va devoir
entrer en concurrence avec des compagnies dont les produits seront
gratuits. » Vouloir maintenir un prix artificiellement haut au regard du
coût réel de production et de distribution, à travers un ensemble de
lois et de systèmes de protection des droits d’auteurs, serait vain.
Chris Anderson se défend de vouloir encourager ou condamner le piratage.
Mais pour lui, ce phénomène résulte plutôt d’une force naturelle, que
d’un comportement social qu’il serait possible de corriger à travers
l’éducation ou la législation.
Il apparaît alors essentiel
de se démarquer de la gratuité et de proposer une plus-value, car toute
gratuité entraîne un transfert de valeur. L’enjeu réside donc dans la
capacité des acteurs à proposer une offre apportant une valeur ajoutée,
du moins différente de la version gratuite. Vous n’êtes pas obligé de
payer, mais il se pourrait que vous le vouliez. Ainsi, «
"l’ennemi
de l’auteur n’est pas le piratage, mais l’obscurité". Le gratuit est le
chemin le moins coûteux pour atteindre un maximum de personnes, et si
l’échantillon remplit sa fonction, certains paieront pour la version
"supérieure". »
Il est alors essentiel que le contenu soit attrayant, de qualité.
Sébastien Flory,
dirigeant et directeur technique chez Boostr, une société parisienne
dédiée au jeu de cartes en ligne Urban Rivals, où le joueur démarre
gratuitement avec quelques cartes et peut en obtenir simplement en
jouant ou bien en payant quelques euros, se réjouit ainsi de la réussite
de son service de jeu sur mobile : «
La bonne nouvelle c’est qu’en
faisant un produit cool, bien conçu et qui nous plaît, les joueurs
accrochent. Du coup, c’est vertueux. On donne aux joueurs en leur
offrant de nouvelles fonctionnalités et en écoutant leurs remarques.
Eux, ils sont fidèles et achètent, mais on ne les oblige pas. C’est
comme un accord tacite. »
Le gratuit s’est imposé sur Internet. Comme le souligne John Battelle, cofondateur de la revue
Wired, dans son ouvrage sur
La révolution Google :
« C’est plus qu’une question de générations. » Il s’agit d’être créatif
pour trouver comment convertir en revenus la réputation et l’attention
issues du gratuit. Car «
dans l’écosystème actuel, le péché le plus grave consiste à s’isoler du reste du monde ».
L’attention constitue la nouvelle richesse
L’«
économie du futur, » avait annoncé le théoricien du
cyberespace John Perry Barlow, « sera fondée sur les relations plutôt
que sur la propriété » (citation de Jeremy Rifkin dans son ouvrage
L'économie hydrogène – Après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique). Comme l’écrivait déjà en 1971 l’économiste
Herbert Simon,
« ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme
l’attention de ceux qui la reçoivent. Du même coup, une grande quantité
d’information crée une pauvreté de l’attention et le besoin de répartir
efficacement cette attention entre des sources d’information très
nombreuses au milieu desquelles elle pourrait se dissoudre ».
Grâce
à sa capacité à produire, reproduire et faire circuler sans coût ni
travail supplémentaire, le numérique est à l’origine d’une abondance
d’informations, d’une profusion des données, d’une explosion des
contenus générés par les utilisateurs et de l’hyper-connectivité des
modes de vie. L’attention apparaît plus que jamais comme une ressource
rare. Cependant, la faculté d'attention du public n’est pas extensible
et il faut trouver de nouvelles stratégies pour capter la valeur.
Les
modèles de financement des médias ont toujours fonctionné sur la
recherche d’attention du public. L’économie de l’attention et de la
réputation est un système qui fonctionne en recherchant et en achetant
ce qui est intrinsèquement limité et irremplaçable, à savoir l’attention
du consommateur.
Utiliser le gratuit pour générer du buzz
A l’heure du numérique, les formes de médiation sont renouvelées. Le gratuit est utilisé pour générer du
buzz.
Le phénomène du bouche à oreille est décuplé. Le public accorde plus
d’importance et de valeur à une recommandation émanant d’un proche ou
d’une communauté de pairs. L’internaute est nettement plus enclin à
cliquer sur le lien d’une vidéo si celle-ci lui a été recommandée par un
proche, que s’il s’agit d’un
spam, d’une publicité ou d’une offre de contenu
lambda.
Le
marketing viral, ou
buzz marketing,
permet ainsi, dans une certaine mesure, de diminuer les coûts de
promotion, qui sont alors portés en partie par les utilisateurs et
atteignent facilement les communautés clé et les
leaders d’opinion. Les discours d’accès aux œuvres sont alors démultipliés et moins contrôlés par les professionnels de la promotion.
Effets variables selon les types de contenus
Bien
que le contenu gratuit soit un catalyseur de conversations, il semble
toutefois que les effets varient. Dans le domaine de la distribution
dématérialisée des livres, Chris Anderson relate sur son
blog
le fait que proposer une version gratuite sur Internet d’un ouvrage
traitant d’un sujet particulier ou peu connu permettrait d’élargir sa
visibilité et de faire augmenter le nombre de ventes dans le commerce
physique. En revanche, dans le cas d’un sujet ou d’un auteur bien
établi, profitant déjà d’une certaine exposition, l’auteur constate que
la version numérique gratuite aurait tendance à cannibaliser les ventes.
Et
dans le cas de l’industrie musicale, le phénomène inverse est observé.
Des groupes comme Radiohead, Coldplay, Nine Inch Nails ou encore Moby,
qui disposent d’une renommée internationale et d’une base de fans bien
établie, ont montré que le gratuit sur Internet peut être une source de
profit non-négligeable. Mais pour des groupes peu connus, le gratuit
peut avoir un effet négatif sur les ventes, dès lors que les leviers
vers le payant ne sont pas véritablement établis.
Avènement du personal branding
Une
chose est sûre, avec Internet, l’information est surabondante et les
canaux de communication tendent à être saturés. L’attention, ressource
rare, devient la base d’une nouvelle économie. Il est alors crucial de
savoir s’orienter face à une cascade illimitée de données et d’opinions
qui peut nous submerger. « La recherche est devenue la nouvelle
interface du commerce » écrit ainsi John Battelle. Les réseaux sociaux
comme Facebook ou MySpace deviennent ainsi des acteurs incontournables
de cette économie de l'attention et de la réputation, en particulier au
sein de la jeune génération.
Les internautes se servent de
leurs goûts, culturels notamment, pour tenter d’émerger de la
multitude. Dans nos sociétés de consommation de plus en plus
standardisées, qui s’auto-alimentent par les mécanismes de
différenciation sociale, la communication
via les réseaux sociaux ou les blogs, est devenue un outil majeur de
personal branding. L’individu
se met en scène et fait sa promotion afin de communiquer, de
s’exprimer, de s’affirmer, d’émerger, de se différencier, de créer des
liens.
Le phénomène du bouche à oreille, facilité par le
gratuit sur Internet, apparaît donc incontournable. Toujours est-il
qu’il ne faut pas se méprendre. Aujourd’hui, les jeunes
Millenials qui téléchargent ou regardent en
streaming
des films et de la musique massivement et gratuitement (légalement ou
illégalement), disposent de beaucoup de temps mais de peu d’argent. Mais
dès qu’ils seront entrés dans la vie active, avec
a priori
plus d’argent que de temps, ceux-ci seront alors potentiellement prêts à
payer pour des services qu’ils valorisent, qui leur permettent une
souplesse d’utilisation, une qualité optimale, un service à valeur
ajoutée.
Proposer ce qui ne peut être numérisé
A l’ère de l’abondance, les contenus numériques coulent à flot sur le
net.
Dès lors, la nouvelle valeur réside dans le temps présent, la mise à
jour constante. Comme le relate Alban Martin, Jacques Attali compare ce
phénomène à «
la bouteille d’Evian face à l’eau courante : bien que
l’eau soit disponible à un coût marginal pour tous, elle continue d’être
monétisée et commercialisée, sous la forme de bouteilles ayant chacune
leurs caractéristiques ».
Les consommateurs
recherchent à passer du temps avec leurs artistes, à accompagner leur
vie artistique, à assister à des performances en direct, à vivre des
expériences divertissantes uniques, personnalisées et non reproductibles
en
bits – et donc rares, à l’inverse de l’abondance du gratuit
sur Internet. Par conséquent, l’« implication des fans, du public ou
des spectateurs dans l’univers de l’œuvre, rendant le processus créatif
personnalisé pour chaque personne qui le souhaite » est une des sources
de valeurs essentielles de l’économie de l’attention. Cependant, comme
le souligne Alban Martin, cela «
ne signifie pas que les créatifs
doivent tenir compte des avis du public pour modifier leur inspiration,
mais plutôt établir une vraie relation de proximité avec lui ».
Internet
permet également d’établir un dialogue personnalisé à grande échelle
avec des personnes inaccessibles auparavant. De nouvelles formes de
médiation apparaissent, qui permettent de délivrer les informations aux
communautés de fans et d’amateurs. Les internautes apprécient
particulièrement de pouvoir tisser une relation personnelle avec les
personnalités qu’ils apprécient et de pouvoir dépasser la simple
relation commerciale standardisée.
Les nouveaux outils de
communication permettent de tisser des liens de plus en plus forts entre
les publics et leurs artistes. Alban Martin parle d’humanisation de
l’artiste. Par contre, cette accessibilité accrue de l’artiste est à
double tranchant selon lui, puisqu’elle peut aller «
à l’encontre de
l’image de magie qu’il transmet ». Toujours est-il que pour un artiste
en début de carrière, « le dialogue personnel avec une communauté de
fans permet de tisser des liens de fidélité durables. Et il y a fort à
parier que cette même communauté fera d’eux des "stars" et les portera
aux nues ».
L’expérience en temps réel permet donc de
proposer une plus-value par rapport à l’offre numérique, et justifie de
faire payer l’internaute. Mais la distribution numérique est également
l’occasion de redéfinir le rôle entre l’industrie et ses clients. Comme
l’écrit André-Yves Portnoff, directeur du
think-tank Futuribles : «
Il
faut aller au-delà de la technique : innover, c’est réinventer métiers,
modes d’organisation et styles de management. En d’autres termes,
innovations technique et socio-organisationnelle forment un tout
indissociable » (voir « Sentiers d’innovation »,
Futuribles, décembre 2004).
Dynamique, communauté et contribution
«
L’innovation émerge désormais des deux côtés de la caisse enregistreuse »,
affirme Eric Von Hippel, chercheur au MIT, et cité par Alban Martin.
Qualifiée d’ascendante, ce nouveau type d’innovation remonte de la base
des utilisateurs vers l’entreprise, alors qu’elle emprunte d’habitude le
chemin inverse. « Donner des choses à faire, c’est à la fois une
proposition de valeur en soi, donc une source de revenus, et une
technique de
marketing destinée à acquérir ou à fidéliser des
utilisateurs en vue d’une proposition de valeur complémentaire »
soulignent Nicolas Colin et Henri Verdier. Il s’agit de capter la
richesse créée par la multitude.
Le crowdsourcing : nouveau type d’externalisation
En 2006,
Jeff Howe, journaliste pour le magazine
Wired, décrit ce phénomène par le néologisme «
crowdsourcing », un nouveau type d’externalisation (
outsourcing,
en anglais). Les évolutions et la démocratisation des technologies
numériques ont permis de réduire l’écart entre professionnels et
amateurs. Les entreprises peuvent désormais faire appel à la foule (
crowd,
en anglais) des internautes pour externaliser des tâches à moindre
coût. La coopération « bénévole » (ou l’échange gratuit d’idées) n’est
donc pas dénuée de valeur financière, surtout lorsque ces innovations
aident à améliorer l’expérience utilisateur. L’encyclopédie en ligne
Wikipedia ou encore les logiciels libres en sont de très bons exemples.
Enrichissement de la communauté par la communauté
Le
fait d’impliquer la communauté de clients à participer activement à
l’activité et au modèle d’affaires de l’entreprise représente désormais
pour celle-ci un avantage comparatif essentiel à l’ère du numérique. Ce
type d’enrichissement de la communauté par la communauté permet aux
membres les plus actifs de créer de façon directe, ou indirecte, de la
valeur à destination des membres les plus passifs, sans aucune
interférence de la part des salariés.
« Nous retrouvons là
la dynamique élémentaire de l’économie de la contribution. L’activité
spontanée et non rémunérée crée une multitude de rapports d’allégeance
et d’amitié, dans lequel tout le monde trouve son compte : ceux qui
donnent et ceux qui reçoivent, ceux qui demandent et ceux qui
répondent » écrivent les auteurs de
L’âge de la multitude. Un
crowdsourcing
efficace permet alors aux suggestions d’amélioration d’être directement
collectées, aux questions sur l’œuvre ou le service ainsi qu’aux
problèmes après-vente d’être résolus par d’autres utilisateurs, à des
services tiers tels que des applications d’être réalisés par les
clients.
Les communautés sont de précieux indicateurs de tendance
Les
communautés sont aussi de précieux indicateurs de tendance. Les
logiciels de P2P s’avèrent ainsi être de très bons outils pour la
récolte de renseignements
marketings à moindre coût. Qui plus
est, impliquer le public et les amateurs avertis le plus en amont
possible de la production du contenu permet de minimiser les risques
industriels. Alban Martin cite l’exemple de l’éditeur de jeux vidéo
Buzztone, qui propose de réserver ses jeux avant leurs sorties
officielles. Cela permet aux clients de tester et de faire le
buzz autour de la sortie du jeu, ainsi qu’à l’entreprise de réajuster s’il le faut le contenu et la stratégie
marketing.
Avec
Internet, la participation des spectateurs à l’enrichissement du
contenu des médias est facilitée. Le public n’est plus simplement placé
« en bout de chaîne, en phase de "digestion", mais bien dans un
processus participatif d’accompagnement de l’information dans une
logique de cocréation de valeur » écrit Alban Martin. Mais les grandes
structures peinent à s’adapter rapidement à ce changement de paradigme.
Les petites structures sont pour leur part plus à même de faire face à
l’explosion de leur chaîne de valeur et d’intégrer leurs clients au sein
de l’entreprise. Reste à savoir s’il s’agit réellement d’une nouvelle
économie radicalement différente à laquelle les industries culturelles
doivent s’adapter rapidement pour ne pas mourir, ou bien s’il s’agit
plutôt d’une évolution du capitalisme.
Quelle valeur travail ?
Les frontières se brouillent entre production et consommation
Comme
le remarque Chris Anderson, Internet repose sur deux unités monétaires
principales : l’attention (le trafic) et la réputation (les liens), qui
sont devenues la base d’un véritable marché. Considérons par exemple le
service de
microblogging Twitter. L’attention portée à un profil y est mesurable à travers le nombre de personnes (
followers)
qui se sont abonnées aux messages de cet utilisateur, créant ainsi du
trafic vers celui-ci. La réputation d’un compte apparaît pour sa part
proportionnelle au nombre de messages rediffusés (
retweets),
qui permettent de faire des liens, d’étendre la sphère d’influence, de
filtrer les messages les plus pertinents et de créer une relation de
confiance entre «
retweetés » et «
retweeteurs » en montrant l’intérêt des uns pour les messages des autres.
Désormais,
attention et réputation deviennent de plus en plus monnayables et
tangibles. Les « amis » sur Facebook sont un autre exemple d’unité de
monnaie de la réputation. Plus vous avez d’« amis », plus vous avez
d’influence dans le monde de Facebook, et plus vous avez de capital
social à dépenser. Avec son algorithme d’indexation PageRank, Google
devient ainsi une véritable place de marché de la réputation sur le Web.
Les
frontières se brouillent entre production et consommation, travail et
expression culturelle. Mais cela ne signifie pas que chaque utilisateur
se transforme en producteur actif, chaque travailleur en créateur. Les
mutations des modes de production, de distribution, d’échange et de
consommation des biens et services à l’ère du numérique reflètent une
évolution des systèmes de valeurs. Une nouvelle économie
post-capitaliste apparaît, entre promesses d’un dépassement de
l’économie marchande et intensification du régime capitaliste.
Economie mixte plutôt que nouvelle économie
Pour la sociologue
Tiziana Terranova, loin d’être un nouveau phénomène, l’économie numérique apparaît plutôt comme une nouvelle phase : «
Il
s’agit d’une mutation qui est complètement immanente au capitalisme
tardif, pas tant d’une rupture que d’une intensification d’une logique
culturelle et économique amplifiée. »
Richard
Barbrook, spécialiste de la régulation des médias, parle d’une économie
mixte, caractérisée par l’émergence des nouvelles technologies et d’un
nouveau type de travailleurs : les artisans du numérique. Aux côtés de
l’instance publique, qui fut notamment à l’origine du projet de
construction du réseau Arpanet (l’ancêtre d’Internet), l’économie de
marché a su investir le réseau, en même temps que l’économie du don, qui
constitue pour Barbrook, l’élément constitutif d’un éventuel
dépassement du système de production capitaliste de l’intérieur. Cette
économie du don, dans une perspective marxiste-hégélienne, permet ainsi à
la consommation culturelle de faire sens en la transformant en activité
productive. Cependant, elle est souvent exploitée par les industries.
Ainsi, la nouvelle économie basée sur la mise en réseau de
l’intelligence humaine implique une mutation profonde des structures
d’organisation de la main d’œuvre (voir l’ouvrage de Don Tapscott,
L’économie numérique : Promesse et péril à l’ère de l'intelligence connectée).
Le capitalisme cognitif repose sur l’exploitation de la connaissance
Comme
le souligne Tiziana Terranova, bien qu’il soit essentiel de surveiller
et d’organiser ces flux de connaissances, « Internet fonctionne
efficacement en tant que canal à travers lequel "l’intelligence humaine"
renouvelle sa capacité à produire », car il permet de mutualiser les
connaissances. Ainsi, «
Internet accentue l’existence des réseaux de main d’œuvre immatérielle et accélère leur accrétion en une entité collective ». La valeur dépasse l’information pour s’établir dans l’interconnexion des cerveaux.
Yann Moulier Boutang nomme cette nouvelle phase
Le capitalisme cognitif, qui selon lui est injustement qualifiée de nouvelle économie. «
Le
capitalisme cognitif est bel et bien une tendance réalisée, un type
nouveau d’accumulation. Mais il n’est pas un régime stabilisé. » L’auteur souligne qu’à l’ère de l’information, «
l’économie ne repose pas sur la connaissance, mais sur l’exploitation de la connaissance ». Empruntant à
la fable des abeilles de Mandeville,
Yann Moulier Boutang fait remarquer que l’enjeu dépasse la production
matérielle du miel pour se déplacer vers le processus de la
pollinisation. Ainsi, les abeilles, en amassant du miel, font en réalité
autre chose ; elles permettent la reproduction des fleurs, une
opération essentielle et difficile à réaliser artificiellement. La
valeur de ce travail dépasse ainsi la valeur du miel produit et apparaît
sans prix.
Yann Moulier Boutang parle alors d’externalités positives. «
Dans
une économie reposant sur le savoir, le potentiel de valeur économique
que recèle l’activité est une affaire d’attention, d’intensité, de
création, d’innovation. » Rejetant tout déterminisme technique
« dans lequel les usages sociaux de la technique ne jouent qu’un rôle
très secondaire », l’auteur place le « travail vivant » au cœur du
processus de création de valeur.
Cependant, comme le souligne le philosophe
Jean Zin, «
insister
sur le "travail vivant" reste trop général et un peu trop optimiste en
escamotant l’infrastructure informatique omniprésente et la domination
de la technique qui pénètre tous les interstices de la vie. S’il y a
donc bien humanisation d’un côté, c’est en contrepartie d’une
technicisation ». Par ailleurs, force est de constater que «
ce
n’est pas seulement la passion de la connaissance qui anime les accros
du numérique mais plus encore la passion de la reconnaissance (et du
jeu). Le cognitif n’est ici qu’une partie, certes importante, ce n’est
pas le tout ».
Nouvelle lutte des classes
Des
obstacles se dressent face à cette pollinisation. Selon Yann Moulier
Boutang, le droit d’auteur, les systèmes de protection des contenus, les
formats propriétaires, représentent autant d’éléments qui multiplient
les barrières et s’avèrent fortement limitatifs en termes d’innovation,
puisque qu’ils restreignent l’accès aux données ainsi que leur
réutilisation, et confondent ainsi pollen et pollinisation. Comme
l’explique le journaliste
Jean-Marc Manach, «
on
a coutume de dire que quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le
doigt. En l’espèce, ce qui est important, ce n’est pas la lune, ou le
brevet qui pourrait la protéger, mais le halo qui l’entoure, la
connaissance implicite qu’elle induit plus que la connaissance explicite
de ce qu’elle produit ».
La valeur de la collecte et
de l’organisation intelligente des informations se déplace alors des
abeilles pollinisatrices aux producteurs et diffuseurs, maîtres des
tuyaux, qui monétisent l’accès ou la circulation des données. Ainsi, «
avec le Web 2.0, la montée en puissance de l’économie du don, du
gratuit et de la contribution, une nouvelle forme de lutte des classes
opposerait aujourd’hui ceux qui pollinisent, en partageant leurs
connaissances, et ceux qui en tirent un profit financier, et cherchent à
contrôler qui a le droit de partager, quoi, où, quand, comment,
pourquoi ». Yann Moulier Boutang en appelle alors à privilégier les approches ascendantes (
bottom up) et à lever les verrous, afin de permettre et d’encourager le butinage.
Tandis
que Yan Moulier Boutang décrit les contradictions entre l’économie de
pollinisation et le système capitaliste comme une simple instabilité à
résoudre, Jean Zin parle, pour sa part d’incompatibilité profonde
touchant à la base du capitalisme, à savoir les droits de propriété, la
production de valeur, le travail salarié. «
Ainsi, l’avantage
décisif de la gratuité sur Internet, supprimant les coûts de transaction
et les coûts de production, rend beaucoup plus que problématique la
rentabilisation des investissements consentis alors même que la
contre-productivité des droits numériques condamne à plus ou moins long
terme toute tentative de maintenir l’ancienne logique marchande. »
Dans cette économie de la pollinisation, où la productivité n’est plus
individualisable, un nouveau système de production apparaît, qui n’en
finit cependant pas avec le capitalisme, mais bouleverse les rapports de
production et de distribution.
Pour
Laurence Lessig,
fervent défenseur le l’assouplissement de la propriété intellectuelle à
l’ère numérique, tandis qu’il est nécessaire de préserver la séparation
entre les deux sphères de l’économie (celle de l’économie commerciale
et celle de la seconde économie), notamment par le biais des licences
libres, il ne s’agit pas de rendre tous les usages gratuits et libres de
droits. Cela reviendrait à tomber dans l’extrémisme des détenteurs de
droits qui voudraient que tous les usages des œuvres soient régulés par
le droit d’auteur. Il s’agit de trouver un équilibre en fonction de la
nature des usages et des contenus.
Conclusion
«
Il n’y a pas de société sans gratuité, il n’y a pas même de
capitalisme sans gratuité, pas de commerce sans infrastructures
publiques, sans lumière abondante, ni dévouement et don. Il n’y a pas
non plus de création sans gratuité : aucune invention, aucune œuvre ne
peut naître sans le terreau fertile du patrimoine culturel de l’humanité »,
écrit Florent Latrive. Le gratuit, le partage, le libre accès à
l’information ont été promus tout au long de l’évolution d’Internet
comme des qualités essentielles et intrinsèques.
Or les
promoteurs de cette culture du gratuit à ses débuts sont ceux-là mêmes
qui la dénoncent aujourd’hui. Et tandis que les industries du
divertissement offrent timidement leurs contenus sur Internet, d’autres
acteurs basent leurs modèles d’affaires sur le contenu gratuit. Apple ne
gagne ainsi pas d’argent en vendant des contenus mais plutôt des
terminaux. Les offres d’abonnement à Internet haut débit illimité ont
aussi largement bénéficié des contenus disponibles sur le Net.
Extrait d'une étude de la Hadopi
biens culturels et usages d’internet : pratiques et perceptions des internautes français
Mais
une chose est certaine : la gratuité n’est pas la motivation première
de la majorité des utilisateurs. Les personnes identifiées comme les
plus grands pirates sont de grands consommateurs de produits culturels.
Il ne s’agirait donc pas de l’émergence d’une culture du tout-gratuit
mais bien d’une autre façon d’appréhender la rétribution de la création
et du travail intellectuel. Le Web engendre alors une révolution
économique autour des modèles du gratuit. La valeur change avec la perte
de l’attachement au support physique, l’accès, l’attrait grandissant
pour la personnalisation des services, la soif de contribution.
Désormais,
il apparaît essentiel de contrôler non plus les copies mais plutôt la
relation avec les clients. Du slogan publicitaire «
Pour un DVD acheté, le deuxième est offert ! »,
aux modèles des médias gratuits financés par la publicité, en passant
par les offres de livraison gratuite, d’extrait gratuit, de
pop-corn
offert, la gratuité apparaît sous différentes formes, intégrée dans
divers modèles économiques, répondant à plusieurs types de stratégies.
Internet
nous rappelle alors que nous ne vivons pas dans une seule et même
économie mais au moins dans deux. Une autre économie apparaît aux côtés
de l’économie marchande traditionnelle basée sur le commerce d’un bien
en échange d’argent. Qu’il s’agisse de l’économie de l’amateur, du
partage, de la contribution, de la production sociale, de l’attention ou
de pair-à-pair, celle-ci comporte une logique différente, plus complexe
que l’économie commerciale. L’enjeu pour les industries culturelles
n’est pas seulement de prendre conscience de la richesse de cette
seconde économie mais d’en maîtriser également les mécanismes pour la
mettre en œuvre, l’encourager, la soutenir.
Les stratégies
doivent donc être mieux adaptées au Web ainsi qu’aux mutations
socio-économiques induites et permises par ce nouveau média. La
généralisation du téléchargement illégal incite à considérer les
comportements des internautes comme le symptôme d’une culture qui veut
s’affirmer. L’impact du piratage d’œuvres massif, sans être diminué, ne
doit pas faire perdre de vue l’objectif premier : développer une offre
légale attractive – ce que la ministre de la Culture et de la
Communication, Madame Aurélie Filippetti a d’ailleurs souligné lors de
la conférence de presse du 25 septembre 2012, pour le
lancement de la mission culture-acte2. On est donc d’accord, gratuit ou payant, telle n’est pas vraiment la question.