J'avais attiré votre attention il y a deux mois sur l'anticipation par certains grands états-membres de l'Union du probable échec des négociations à l'OMC et de la possible perte définitive de sens pour cet organisme qui en découlerait, à supposer qu'il lui en restait depuis le temps qu'il s'expliquait le contraire.
Eric le Boucher, auquel on reconnaitra la capacité de savoir formaliser l'esprit d'un certain consensus, évoque à son tour cette hypothèse, et l'explique par l'idée selon laquelle l'OMC serait un jeu de concessions réciproques entre états (le Sud étant autorisé à commercialiser librement son soja transgénique en europe en contrepartie de l'acceptation sur son sol des multinationales de l'eau et de l'assainissement et la reconnaissance des brevets européens pour caricaturer la chose), ce qui est économiquement absurde. Mais sans doute faut-il revenir sur ce point précis.
En matière de commerce international, on sait depuis longtemps que celui qui s'enrichit est toujours celui qui ouvre ses frontières, charge revenant à l'Etat ouvrant ses frontières de compenser (par exemple, par des subventions ciblant explicitement les professionnels touchés) le fait que certaines catégories de population sont toujours beaucoup plus touchées que d'autres par la libéralisation du commerce. Les plus vifs d'entre vous reconnaitront cette logique de gestion européenne qui autorise les aides d'état temporaires, destinées à la modernisation (des équipements) d'une profession ou les aides à la cessation d'activité [1].
L'existence de l'OMC ne se justifie donc guère, aux yeux de l'establisment dont l'opinion est ici si bien exprimée par Eric le Boucher, par l'idée de vouloir aider quelques états que ce soit à accéder aux bienfaits de la modernité, mais bien au contraire de conditionner l'accès des pays pauvres à nos marchés (lequel, rappelons-le, est dans l'intérêt des citoyens du pays qui ouvre ses frontières, et aide à augmenter le pouvoir d'achat des habitants) à l'ouverture de leurs propres marchés aux multinationales occidentales. Autrement dit, à taxer les catégories populaires d'europe occidentale au bénéfice des actionnaires des multinationales occidentales. On sourira alors de constater que l'actuel Président de l'OMC était il y a quelques années à pein considéré comme un des plus brillants socialistes français.
Eric le Boucher a cependant raison en considérant que l'échec de l'OMC transformera les relations Nord/Sud. Mais pas forcément pour les raisons qu'il exprime. L'Inde, la Chine, les états pétroliers, le Brésil pour ne citer qu'eux, ainsi que le Japon, qui se remet lentement de sa crise financière des années 90 si semblable par sa forme à celle qui menace maintenant les USA, peuvent devenir pour les états du sud des partenaires plus avantageux que l'Europe et les USA, trop soucieux d'avantager leurs multinationales et les milieux financiers sans la sympathie desquels nul grand déficit public n'est longtemps tenable n'auront voulu l'être. On a dit, souvent, et à juste titre, que les logiques de l'OMC et d'une manière générale le multilatéralisme favorisaient des prix plus élevés pour les ressources naturelles des états du sud que les jeux de cyniques accords bilatéraux. C'est bien entendu exact d'un strict point de vue monétaire, mais ce raisonnement oublie un point soulevé par Nicolas Sarkozy lui-même au cours de la campagne présidentielle, à savoir, que l'argent ne permet guère, en pratique, d'acheter ce qui permet réellement de développer un pays encore pauvre : l'éducation, les savoir-faire, les techniques, et les machines-outils. Chine, Inde et Brésil au moins sont désormais bien assez développés pour bâtir, par exemple avec les nations africaines, de colossaux accords de co-developpement dont l'Europe comme les USa seront pour quelque temps exclus. L'Inde forme aujourd'hui autant d'ingénieurs que l'Europe et pourrait ouvrir les portes de ses universités à l'Afrique. Et l'embourbement occidental en Irak et en Afghanistan démontre à qui en doutait encore que l'occident n'a plus les moyens d'une gouvernance du monde par la peur.
Je me pose alors une question. Est-ce vraiment le moment, pour la France, d'imposer à l'Europe, dont la très faible réactivité aux évolutions du monde n'est plus à exposer, une politique de l'immigration hypocrite comme toujours, mais surtout, pensée dans un monde dans lequel des centaines de milliers d'étrangers se précipitent au travers des mers pour faire le travail dont les plombiers polonais et les maçons lettons ne veulent pas ? Ne faut-il pas se préparer à vivre très bientôt, surtout à l'échelle du temps politique européen, dans une Europe qui, ayant perdu l'essentiel de sa capacité ingéniériale, de recherche, et même industrielle, sera rapidement laissée pour un compte par une économie mondiale qui n'a plus nulle raison de l'attendre ? Ne vaudrait-il pas mieux imaginer que d'ici dix ans, peut-être moins encore, les plus brillants diplômés français (et européens) s'expatrieront, ne serait-ce que pour atteindre les niveaux de salaire requis pour payer les frais de santé et de subsistance de leurs aînés ? Et dans ce cas, est-il réellement intelligent d'aligner petites et grandes hypocrisies les unes derrière les autres à l'égard de ceux dont, bientôt, notre confort de vie dépendra ?
Une politique européenne restrictive de l'immigration n'est certainement concevable qu'à une condition : renverser radicalement la vapeur des politiques économiques de l'Union, et surtout, de la France. La recherche est l'objet de réformes continues depuis 1997 : il serait peut-être temps, au bout de onze ans, de donner un peu de visibilité et de stabilité à ses acteurs : et quelle meilleure stabilité pourrait-il y avoir que celle de l'éléphant européen, si lent à s'adapter au monde ? Ainsi utiliserait-on pour une fois l'Europe pour ce qu'elle est plutôt que ce qu'elle devrait être.
Add.: Alexandre Delaigue annonce un prochain billet sur Econoclaste.org qu'il ne faudra certainement rater sous aucun prétexte, même s'il est hélas bien possible qu'il bashe allègrement mon propos.
[1] [troll] vivement que la banque et l'industrie du disque en profitent... [/troll]
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