Dassault est la vedette, en cette fin de semaine, de « l’Université d’été de la défense », qui se tient cette année à Saumur, capitale de la cavalerie à l’ancienne (le Cadre noir…) comme moderne (les régiments blindés). La promesse du président brésilien Lula Da Silva de privilégier l’offre du constructeur français, pour le renouvellement d’une partie de son aviation de chasse, ouvre enfin au chasseur Rafale les portes de l’export, après une série de déboires face aux constructeurs américains ou européens. Mais ce déblocage s’est payé… plutôt cher !
L’appareil, conçu dans les années 80, n’est vraiment opérationnel que depuis deux ans sur deux bases de l’armée de l’air et dans l’aéronavale françaises. Il a été engagé à plusieurs reprises en Afghanistan. Mais les commandes de l’unique client, l’armée française – 180 exemplaires fermes, dont 69 déjà livrés – n’ont cessé d’être étalées, en raison du coût élevé de la machine (entre 53 et 70 millions d’Euros, hors développement).
- Dassault Rafale
- Photographie par stee
La vente de 36 chasseurs Rafale au Brésil, qui sera une première, est évaluée entre 4 et 5 milliards d’Euros, selon les équipements et standards retenus. Et selon la pugnacité des discussions à venir : la déclaration commune France-Brésil ne fait état que de « l’annonce par le président Lula de la décision de la partie brésilienne d’engager des négociations ». Les montants et les modalités restent donc à débattre : il faudra plusieurs mois avant de déboucher sur un contrat en bonne et due forme. Les premières livraisons ne sont pas attendues avant 2013. Seuls les six premiers appareils de la commande sortiraient des chaînes Dassault, à Mérignac, les autres machines devant être construites par le partenaire brésilien.
Plus flexible
« La France s’est montrée le pays le plus flexible pour le transfert de technologie et, évidemment, cela est un avantage comparatif exceptionnel », a indiqué le président Lula, pour expliquer son choix : « Pour nous, ce qui est important, c’est d’avoir accès à la technologie pour produire cet avion au Brésil : c’est ce que nous négocions maintenant ». Les transferts de technologie exigés par le Brésil – et auxquels n’a pas voulu consentir le gouvernement américain, qui proposait les chasseurs F18-E/F « Super Hornet » de Boeing, pourtant moins chers – donneraient même la possibilité, à terme, à l‘industrie brésilienne, de livrer des Rafale à d’autres pays latino-américains.
Des deux côtés, il s’agit donc d’un engagement profond et à long terme. Les avions de combat de dernière génération, outre qu’ils sont faits pour faire évoluer significativement le rapport local des forces, ne peuvent fonctionner sans un soutien constant du vendeur, à la fois pour la mise en œuvre des machines (formation, entraînement, interfaces à terre), leur maintenance (pièces, réparations), et l’évolution vers des standards modernisés – surtout si, comme dans ce cas, le transfert de technologie fait partie du contrat dès l’origine.
Partenariat stratégique
Cet accord s’est conclu dans le cadre d’un « partenariat stratégique » noué l’an dernier : « Entre le Brésil et la France, il ne s’agit pas d’une relation de fournisseur à client », a fait valoir le président Nicolas Sarkozy lors d’un entretien dans le quotidien O Globo. « Et si nous voulons le faire ensemble, c’est parce que nous partageons les mêmes valeurs et une même vision des grands enjeux internationaux ». Dans ce cadre, une série d’autres contrats sont sur la table :
au titre des « compensations » ou du partenariat, une dizaine d’avions de transport tactique et de ravitaillement en vol KC 390 – un biréacteur moyen-lourd à ailes hautes, à long rayon d’action – seront achetés par la France au constructeur brésilien Embraer, qui bénéficiera d’une aide française pour le développement de cet appareil (attendu pour 2015) ;
par l’entremise de la France, 51 hélicoptères de transport Cougar (Eurocopter) ont été vendus au Brésil, qui les construira sur place ;
quatre sous-marins d’attaque conventionnels Scorpène sont vendus à la marine brésilienne (dont trois construits au Brésil) ; une aide sera fournie pour la construction de la coque du sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire dont elle souhaite se doter à l’horizon 2020 [1] ;
DCNS, le concepteur français des sous-marins, apportera également son assistance et son expertise technique pour la réalisation d’une base et d’un chantier naval, signale le site Mer et Marine ;
des perspectives seraient ouvertes pour la suite du renouvellement de la flotte de combat (108 appareils au total), et par celle de l’aéronautique navale (une campagne d’appontage avait été menée par des Rafale sur l’ancien porte-avions Foch, cédé au Brésil, et devenu le Sao Paulo).
Opération sauvetage
Outre cette avancée sur le Rafale, le chef d’Etat français a donc formalisé, au cours de cette brève visite au Brésil, des contrats militaires conclus en décembre (hélicoptères, sous-marins) lors d’un précédent séjour, d’un montant total estimé à 8,5 milliards d’euros – le « plus gros contrat militaire » jamais signé par le Brésil, titre le quotidien Folha de Sao Paulo. Pour le Diario do Nordeste, l’accord militaire avec la France « montre l’intérêt du Brésil pour une politique sans hégémonie américaine » et « vise à réorienter les priorités des forces armées pour les trente prochaines années ». A ceux qui s’étonnent de cette priorité aux contrats d’armement, on répond à l’Elysée que ce partenariat est « à deux jambes, l’une civile, l’autre militaire. Le militaire a progressé plus vite, mais le civil l’emportera à terme ».
L’ampleur des transferts de technologie annoncés a déjà commencé à susciter des interrogations, notamment côté syndical, où on s’inquiète de la pérennité des emplois dans l’Hexagone. Le président Sarkozy, fortement impliqué dans la défense des marchés français d’armement, a assuré qu’il « ne fallait pas avoir peur des transferts », semblant parier sur la conviction que les pays à très haute technologie garderont toujours une longueur d’avance. Mais, dans certains milieux politiques, on l’accuse de « brader la défense nationale » pour une poignée de milliards d’Euros.
Pour Dassault, unique constructeur privé d’avions de combat en France, mais entièrement dépendant de la commande publique, et adossé politiquement à la Vème république et à la droite, c’est un peu l’opération sauvetage. Le groupe – propriétaire par ailleurs du quotidien Le Figaro – est l’objet de toutes les sollicitudes du président Nicolas Sarkozy qui l’a aidé l’an dernier à prendre le contrôle de l’électronicien Thalès, et cherche donc avec constance à lui ouvrir les marchés militaires à l’export, notamment dans le Golfe.
Eléphant blanc
Ainsi, les Emirats arabes unis avaient fait savoir en juin 2008 qu’ils envisageaient « sérieusement » de remplacer à partir de 2013 leurs Mirage par des chasseurs Rafale : les discussions en cours ont connu une nouvelle impulsion, après l’inauguration par le numéro un français d’une nouvelle base militaire à Abou Dhabi, en mai dernier. Mais elles butent sur les exigences techniques et financières des EAU : ils souhaitent que Paris rachète les Mirage, et que les futurs Rafale émiratis soient dotés d’une avionique et d’un armement dernier cri, qui n’est pas encore en service sur les appareils destinés à l’armée française.
Le constructeur, qui avait préféré rester à l’écart des grands groupes français et européens, se retrouvait dans un isolement devenu dangereux pour sa survie : les commandes nationales, en régression, ne peuvent suffire à maintenir un savoir-faire militaire que trois ou quatre pays dans le monde possèdent actuellement. L’appareil a déjà perdu des compétitions internationales en Arabie Saoudite (72 avions), au Maroc (18), en Corée du Sud, aux Pays-Bas, à Singapour, en Grèce et au Koweit, et ne paraît pas en bonne position pour décrocher l’énorme marché indien.
Le Rafale, multi-rôle, capable d’évolutions ultérieures , mais invendable, était menacé de finir comme le Concorde : une belle réalisation... en forme d’éléphant blanc. Ses premiers succès à l’export au Brésil ou aux Emirats, vingt-trois ans après le début de sa conception, seraient un signal pour une seconde carrière de cet appareil , ouvrant la voie à d’éventuels autres acquéreurs (Suisse, Libye, par exemple).
Reste l’habituel dilemme, particulièrement aigu lorsqu’il s’agit – comme dans le cas du Rafale – du fleuron de tout un secteur industriel, mais aussi d’une des machines de mort les plus perfectionnées du marché : faut-il « défendre » l’industrie française de l’armement, génératrice d’emplois, de savoir-faire, et garante d’une certaine souveraineté en matière stratégique ? Ou s’en tenir au caractère inacceptable, immoral, etc. des ventes d’armes qui attisent les conflits autant qu’elles contribuent à les prévenir, qui engraissent le lobby militaro-industriel, etc. ? Mais au risque de ne plus être maître de tous ses choix, et de laisser la concurrence – ouest, est, sud – remplir le vide ainsi créé. Et suffit-il, pour échapper à ce débat en apparence insoluble, de passer à l’échelle européenne, de « mutualiser » ou concentrer certaines activités et fabrications, et d’adopter un code de « bonne conduite » des exportations, comme c’est la tendance actuellement ?
Notes
[1] Le Brésil compte ainsi assurer la protection et la défense de ses 8500 kilomètres de côtes.
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