Quand Theodor Adorno rencontre Bridget Jones
jeudi 26 février 2009, par Mona Chollet
Dans son dernier numéro, la revue féministe francophone se penche sur les figures féminines emblématiques de la culture de masse contemporaine.
Presse, cinéma, télévision, publicité : les féministes des années 1970 s’étaient emparées avec une belle ardeur des images du féminin produites par la culture de masse. Elles les avaient disséquées, contestées, brocardées, en avaient montré les présupposés et la fonction idéologiques. Leurs héritières, qui auraient pourtant eu plus que jamais du grain à moudre, ont sérieusement relâché leur vigilance. Certes, d’indécrottables mal élevées continuent le combat de façon sporadique – voir par exemple ce récent billet sur le blog Les Entrailles de Mademoiselle ; on se souvient aussi de la bible du stéréotype féminin publiée en 2003 par le collectif des Guerrilla Girls sous le titre immortel de Bitches, Bimbos & Ballbreakers (« Salopes, bimbos et casse-couilles »). Mais, pour l’essentiel, force est de constater que cet exercice aussi salutaire que divertissant est tombé en désuétude.
Intitulé « Figures du féminin dans les industries culturelles contemporaines », le dernier numéro de la revue Nouvelles questions féministes vient remédier en partie à la frustration que l’on peut ressentir dans ce domaine. Et commence par montrer que la critique culturelle féministe ne peut plus se pratiquer comme à la grande époque. Comme le fait remarquer l’introduction du dossier [1], celle des années 1970 n’échappait pas toujours – paradoxalement – au piège d’une certaine misogynie, en condamnant dans un même mouvement la culture de masse, assimilée à la « basse culture », et son public supposé privilégié : les femmes, consommatrices aliénées et bovarysantes de romans à l’eau de rose et de soap operas. Les analyses, au cours de la décennie suivante, devaient heureusement gagner en finesse.
Depuis, de toute façon, la donne a un peu changé : les auteures constatent « l’émergence d’une nouvelle norme culturelle que certains sociologues qualifient volontiers d’“omnivorité” : l’affirmation du “bon goût” résiderait désormais dans la capacité à apprécier des formes d’expression esthétiques multiples et variées, allant de la série télévisée à la musique classique, l’exclusivité en termes de goûts étant devenue la marque d’un statut culturel dominé ». Cette évolution s’incarne assez bien dans la personnalité de Quentin Tarantino (à qui un article du dossier est consacré) : en clamant son goût pour les sous-genres obscurs et habituellement dénigrés du cinéma, en s’inspirant d’eux, en les citant, en les remixant, le réalisateur leur a donné leurs lettres de noblesse. Avec lui, la connaissance des sous-cultures est devenue une manifestation de l’élitisme le plus pointu – si pointu, même, rapporte Maxime Cervulle dans son article, que Miramax a dû, au moment de la sortie de Grindhouse, éditer une brochure expliquant au public américain, qui risquait d’être un peu perdu, « le concept du film et la mauvaise qualité “volontaire” de la pellicule »…
Par ailleurs, avec l’essor d’Internet, le public, qui n’était qu’une masse indistincte et passive dans les années 1970, a acquis une capacité nouvelle à « répliquer » aux productions dont on le bombarde, et à se les approprier. Un article de ce dossier, signé Malin Isaksson, s’intitule « Quand les internautes rencontrent Buffy : la fan fiction sur l’amour entre femmes ». Au « canon » d’une production telle que l’ont imaginée les scénaristes, vient désormais s’ajouter le « fanon » des fictions dérivées que les fans imaginent à partir de cet univers (voir par exemple le site Fanfic-fr.net). Ainsi, dans de nombreuses fan fictions inspirées par la série Buffy contre les vampires (Buffy the Vampire Slayer), de Joss Whedon, l’héroïne, Buffy, adolescente blonde et hétérosexuelle relativement sage et ordinaire – en dehors de son aptitude à tuer des vampires et, plus ponctuellement, de la relation sadomasochiste qu’elle entretient avec l’un d’entre eux au prix d’une grande culpabilité –, se voit poussée au passage à l’acte lesbien avec sa sulfureuse acolyte, Faith.
Des héroïnes émancipées qui rejettent le féminisme
Autre évolution : aujourd’hui, bon nombre de productions culturelles ne se laissent plus classifier aussi facilement qu’autrefois selon une grille de lecture féministe, car elles combinent des éléments conservateurs et des éléments progressistes. Nous vivons en effet à l’ère du « postféminisme », qui a intégré quarante ans de féminisme, et entretient avec ce dernier des rapports ambigus. Même si l’égalité est loin d’être acquise, le féminisme, réduit à un rabâchage daté et ennuyeux, suscite, dans la sphère culturelle, la lassitude de ceux – et celles – qui ne se sentent pas concernés par ses enjeux, ou qui lui ont toujours été plus ou moins sourdement hostiles. Au mieux, il est perçu comme dépassé, puisque les discriminations ou les violences dont les femmes restent victimes sont niées ou minimisées.
Les personnages féminins emblématiques produits ces dernières années par l’industrie culturelle reflètent cette ambivalence. Il s’agit de jeunes femmes qui, tout en bénéficiant de certains acquis du féminisme, au sens où elles sont économiquement indépendantes et sexuellement affranchies, les « compensent » par une surenchère dans la mise en scène d’une féminité classique exacerbée – comme la Carrie Bradshaw de Sex and the City. La « mascarade » de la féminité, écrit Angela McRobbie dans son article « L’ère des top girls : les jeunes femmes et le nouveau contrat sexuel », « désavoue les figures spectrales puissantes et castratrices de la lesbienne et de la féministe auxquelles les “top girls” pourraient raisonnablement être associées ». Elle leur permet à la fois de se rassurer elles-mêmes sur leur capacité à susciter le désir des hommes et de rassurer leurs collègues masculins, que leur irruption dans le monde du travail pourrait effrayer.
Ce que McRobbie appelle le « complexe mode-beauté » se charge donc, par ses prescriptions incessantes, de rétablir la part de contrôle social et patriarcal auquel ces héroïnes ont échappé – Sex and the City a d’ailleurs été (avant tout, disent les mauvaises langues) une extraordinaire machine à « lancer » des marques, des modes, des produits. On pourra remarquer que, pour les femmes réelles, lorsque la possibilité d’assurer leur indépendance économique et leur épanouissement personnel est remise en question par la précarité, le chômage, le temps partiel subi, l’ingratitude et la pénibilité du travail, il risque fort de ne rester que la deuxième partie de l’équation : des normes particulièrement tyranniques en matière d’apparence physique, et la conviction que l’identité et les possibilités d’accomplissement personnel d’une femme résident avant tout dans son aptitude à s’y conformer.
Angela McRobbie constate aussi que les héroïnes de ces dernières années, personnages de fiction, mannequins ou jet-setteuses en vue, sont toutes blanches, voire blondes aux yeux clairs (qu’on pense à Carrie Bradshaw, Bridget Jones, Paris Hilton, Lindsay Lohan, Sienna Miller, Jennifer Aniston, Gisele Bundchen, etc.) : « Le nombre de photos de femmes noires ou asiatiques dans les pages des magazines féminins a drastiquement diminué ces dernières années, et, tout aussi important, personne ne semble plus trouver nécessaire d’en parler. » Comme le féminisme, l’antiracisme est passé de mode. Cette régression est due à « l’inattention complète et soutenue, de la part des éditeurs et éditrices, journalistes et autres personnes, blanches pour la plupart, qui occupent des postes importants au sein des institutions médiatiques, culturelles et publiques, aux problèmes de l’égalité des chances et de la représentation des minorités ». Implicitement, constate McRobbie, « la mascarade postféministe rétablit d’un bout à l’autre la normativité de la blancheur ».
Bagarres et beuveries en talons aiguille
L’universitaire britannique analyse aussi un autre archétype de la féminité postféministe : celui de la phallic girl, qui, tout en affichant, là encore, une féminité classique et aguichante – minijupe, talons aiguille, décolleté plongeant –, adopte un comportement traditionnellement réservé aux hommes. Elle « boit abondamment, jure, fume, se bagarre, a des aventures sexuelles sans lendemain, montre sa poitrine en public, se fait arrêter par la police, consomme de la pornographie », etc. Les héroïnes du film de Tarantino Boulevard de la Mort, que Maxime Cervulle analyse dans son article, correspondent largement à cet archétype, dont elles incarnent la forme la plus spectaculaire, mélange « d’hyperféminité et de masculinité violente ». Cervulle avoue d’ailleurs sa perplexité devant le manque d’imagination que constitue le fait de « représenter des femmes puissantes comme des hommes comme les autres ».
La phallic girl, comme la top girl, manifeste par ailleurs sa défiance, voire sa franche hostilité à l’égard des féministes, et, même si elle ne dédaigne pas de temps en temps une aventure avec une autre femme, se démarque clairement des « lesbiennes phalliques ». Boulevard de la Mort, montre Cervulle, a un effet dépolitisant en ce qu’il présente le féminisme – consistant ici à rendre la monnaie de sa pièce à un tueur de femmes – comme « une résistance individuelle totalement déconnectée de tout mouvement social ou collectif ». Tarantino, nourri de cultural studies et d’études féministes, les passe à la moulinette de son ironie ambiguë, et les « vide de la spécificité de leur ancrage politique » pour mieux perpétuer des stéréotypes.
Maxime Cervulle se penche aussi, au passage, sur l’archétype de la guerrière hypersexy (qui n’est pas une nouveauté), omniprésent dans les mangas, par exemple, et incarné en particulier ces dernières années par l’héroïne d’un autre film de Tarantino, Kill Bill : Beatrix Kiddo (Uma Thurman). Il en analyse ainsi la signification : « Là où le trope de l’infirmière sexy exprime l’attachement des hommes qui le reproduisent et le font circuler aux politiques genrées du care, par lequel les femmes sont assignées aux soins et au travail affectif, le trope de la rébellion des femmes exprime le désir de certains hommes d’abandonner le poids et les contraintes de la domination, pour se laisser aller, dans l’intimité des alcôves, aux délices d’une soumission choisie. » Il pointe en effet le « travail de contrôle et de censure de soi » qu’exige des hommes le maintien de la domination masculine : « Ainsi, sans doute faut-il “lire” ces moments où les hommes hétérosexuels s’abandonnent à une soumission sexuelle, ou s’investissent affectivement dans des représentations de femmes puissantes et armées, comme des temps de loisirs où ils tentent de desserrer un instant l’emprise que le genre et la domination ont aussi sur eux. »
Chick lit et mum lit à la française
Le dernier article du dossier, enfin, signé Nathalie Morello, traite d’un genre qui se prête mieux à une critique féministe traditionnelle : la mum lit, ou « littérature de maman ». Il s’agit d’une des innombrables déclinaisons d’un phénomène qui, dans le sillage du succès du Journal de Bridget Jones, fleurit surtout en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis : la chick lit, ou « littérature de poulette ». Chaque genre a ses ramifications, si bien que l’on trouve désormais la teen lit (pour les adolescentes), la granny lit (pour les grands-mères), mais aussi l’improbable Christian chick lit (pour les « poulettes chrétiennes »), la yummy mummy lit (pour les mères de compétition), la slummy mummy lit (pour les mères débordées) et la dummy mummy lit (pour les mères « nulles ») – ces trois derniers types étant respectivement incarnés dans la série Desperate Housewives par les personnages de Bree Van De Kamp, Lynette Scavo et Susan Mayer.
La mum lit met en scène, sur le mode humoristique, des femmes aux prises avec le « triple idéal féminin de la mère parfaite, de l’épouse épanouie et de la travailleuse accomplie ». Mais, note Nathalie Morello à la suite d’autres critiques féministes, « si l’autodérision permet d’évacuer momentanément culpabilité, frustration et anxiété, si elle signale même une certaine distance par rapport aux normes établies, elle risque aussi de déplacer la critique de ce qu’Adrienne Rich a appelé l’institution de la maternité vers les faiblesses individuelles de ces mères » : là aussi, donc, individualisation et dépolitisation.
Nathalie Morello se penche sur les quelques déclinaisons françaises à succès du genre, comme Les tribulations d’une jeune divorcée, d’Agnès Abécassis, et Et toi, tu vis toute seule ? d’Anne de Bartillat [2]. Propos lénifiants sur la prépondérance du rôle maternel et le bonheur d’être « une vraie maman » – une dimension absente de la mum lit anglo-saxonne –, clichés visant les deux sexes, pointes de franche misogynie à travers des considérations haineuses à l’égard de certaines catégories de femmes (les propriétaires de portables, les femmes sans enfants), reproduction du modèle sentimental traditionnel, dénouement ultraconventionnel… Le tableau est plutôt accablant.
Morello explique ces spécificités françaises par le fait qu’en France, « les représentations idéalisées autour de l’être-femme sont profondément ancrées dans la conscience collective ». « C’est davantage une caractéristique de la mentalité française, note-t-elle, de valoriser la quête d’un idéal féminin-maternel, tandis que l’esprit anglo-saxon a une propension à rire des facéties de celle qui tente en vain de s’y conformer, dans un contexte culturel où la notion de genre comme rôle ou performance est également plus répandue. » D’après elle, c’est d’ailleurs ce qui explique que la mum lit, comme la chick lit, ne « prenne » pas vraiment en France : les auteures françaises sont mal équipées pour faire honneur au genre. En outre, le paysage littéraire en France reste fortement clivé entre la « grande » littérature et la production bas de gamme, alors qu’en Grande-Bretagne, « les questions de fond ayant rapport à la race, la classe, le genre trouvent traditionnellement à s’exprimer dans la culture populaire, y compris dans la fiction écrite ».
Il reste que la mum lit à la française donne à voir en pagaille les symptômes de la renaturalisation des rôles sexuels que l’on a laissée s’opérer au cours des dernières décennies. Dans un contexte où le marché du travail menace de ne plus assurer son rôle valorisant et émancipateur – au moins économiquement –, l’assignation des femmes à une maternité perçue comme leur vocation naturelle, ajoutée à une tyrannie de l’apparence qui ne fait qu’habiller de chic et de glamour les contraintes les plus aliénantes et les plus éculées, ouvre la porte à toutes les régressions. Tout change, certes… Mais il s’en faut de si peu pour que, en fin de compte, rien ne change.
Nouvelles questions féministes, revue internationale francophone, Vol. 28, n° 1/2009, éditions Antipodes (Lausanne).
Notes
[1] Signée Valérie Cossy, Fabienne Malbois, Lorena Parini et Silvia Ricci Lempen.
[2] S’y ajoute une analyse d’un roman qui n’appartient pas à cette catégorie, mais qui traite tout de même de la solitude d’une mère élevant seule ses enfants : Sans moi, de Marie Desplechin, dont Nathalie Morello pointe les qualités et les limites.
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